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pés sans cesse à se méfier de leurs sympathies, et à se demander si par hasard, la Vénus de Milo n’aurait pas été faite de la main gauche, au lieu de l’être de la main droite ? À voir tout le mal que des hommes de talent se donnent pour percer le mystère des ateliers, et pénétrer dans le secret des veilles et des rêveries de l’artiste, on est saisi de chagrin, et on regrette de voir cette famille d’intelligences, fécondes sans doute, s’appauvrir et se stériliser de tout son pouvoir, afin d’arriver à ce qu’elle appelle la clairvoyance et l’impartialité.

Sans doute il est bon et nécessaire que des hommes de goût impriment au vulgaire une bonne direction, et fassent son éducation. Mais on sait comme le plus noble métier endurcit rapidement celui qui l’exerce exclusivement ; comme le chirurgien s’habitue à jouer avec la souffrance, avec la vie et la mort ; comme le juge se systématise aisément, et partant d’inductions sages, arrive à prendre trop de confiance dans sa méfiance, et à ne plus voir la vérité que sous des faces arbitraires. Ainsi procède le critique. Consciencieux d’abord, il en vient peu à peu à un casuisme méticuleux, et il finit par ne plus rien sentir à force de tout raisonner. Quand on ne sent plus, le raisonnement devient spécieux, et l’appréciation un travail de plus en plus ingrat, pénible, dirai-je impossible ? À la fin d’un repas où l’on a fait excès de tout, les meilleurs mets perdent leur saveur, et le palais blasé ne distingue plus la fraîcheur des fruits du feu des épices. L’homme qui veut goûter et approfondir toutes les jouissances de la vie, en vient un jour à ne plus dormir sur l’édredon et à s’imaginer que son premier lit de fougère fut plus chaud et plus moelleux. Erreur déplorable en fait d’art, mais inévitable condition de la nature humaine ! On vit les premiers essais d’un jeune talent, on les traita peut-être avec plus d’indulgence et d’affection qu’ils ne méritaient. On était jeune soi-même. Mais on vieillit plus vite à juger ceux qui produisent qu’à produire. Quand on regarde la vie comme un éternel spectacle, auquel on dédaigne ou craint de prendre part, on s’ennuie bien vite de l’acteur parce qu’on s’ennuie de soi-même. On suit les progrès de l’artiste, mais à mesure qu’il acquiert, on perd par l’inaction, à son propre insu, le feu sacré qu’il dérobe au dieu du labeur ; et le jour où il présente son chef-d’œuvre, on ne le goûte plus ; on se reporte avec regret au pre-