Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 10.djvu/294

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
284
REVUE DES DEUX MONDES.

Ainsi les templiers étaient juges dans leurs causes ; ils pouvaient encore y être témoins, tant on avait foi dans leur loyauté. Il leur était défendu de payer tribut à aucune puissance, et d’accorder aucune de leurs commanderies à la sollicitation des grands ou des rois. Ils ne pouvaient payer ni droit, ni tribut, ni péage.

Chacun désirait naturellement participer à de tels priviléges. Innocent III lui-même voulut être affilié à l’ordre ; Philippe-le-Bel le demanda en vain.

Mais quand cet ordre n’eût pas eu ces grands et magnifiques priviléges, on s’y serait présenté en foule. Le Temple avait pour les imaginations un attrait de mystère et de vague terreur. Les réceptions avaient lieu, dans les églises de l’ordre, la nuit et portes fermées. Les membres inférieurs en étaient exclus. On disait que si le roi de France lui-même y eût pénétré, il n’en serait pas sorti.

La forme de réception était empruntée aux rites dramatiques et bizarres, aux mystères dont l’église antique ne craignait pas d’entourer les choses saintes. Le récipiendaire était présenté d’abord comme un pécheur, un mauvais chrétien, un renégat. Il reniait à l’exemple de saint Pierre ; le reniement dans cette pantomime s’exprimait par un acte : il crachait sur la croix. L’ordre se chargeait de réhabiliter ce renégat, de l’élever d’autant plus haut, que sa chute était plus profonde. Ainsi, dans la fête des fous, l’homme offrait l’hommage même de son imbécillité, de son infamie, à l’église qui devait le régénérer. Ces comédies sacrées, chaque jour moins comprises, étaient de plus en plus dangereuses, plus capables de scandaliser un âge prosaïque, qui ne voyait que la lettre et perdait le sens du symbole.

Elles avaient ici un autre danger. L’orgueil du Temple laissait dans ces formes une équivoque impie. Le récipiendaire pouvait croire qu’au-delà du christianisme vulgaire l’ordre allait lui révéler une religion plus haute, lui ouvrir un sanctuaire derrière le sanctuaire. Ce nom du Temple n’était pas sacré pour les seuls chrétiens. S’il exprimait pour eux le Saint-Sépulcre, il rappelait aux juifs, aux musulmans, le temple de Salomon[1]. L’idée du Temple, plus haute et plus générale que celle même de l’Église,

  1. Dans quelques monumens anglais, l’ordre du Temple est appelé Militia Templi Salomonis (ms. Biblioth. Cottonianæ et Bodleïanæ). Ils sont aussi nommés Fratres Militiæ Salomonis dans une charte de 1197. Ducange, Rayn., pag. 2.