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DU THÉÂTRE MODERNE EN FRANCE.

sont pas, comme ceux de Sophocle, dévoués à l’expression exclusive d’une passion unique. Ils subissent et ils traduisent dans le court espace de deux mille vers une série indéfinie de doutes et de contradictions. Ils se partagent entre des idées et des passions diverses ; sans cesser d’être eux-mêmes, ils se métamorphosent et se multiplient. C’est là, si je ne me trompe, le caractère principal des pièces de Shakespeare ; c’est à cette complexité qu’il faut rapporter l’admiration mêlée d’étonnement que la lecture de ses œuvres ne cesse d’exciter parmi les générations qui se succèdent. Si la complexité des personnages de Shakespeare n’était qu’une variété capricieuse, un assemblage irréfléchi de doutes inexpliqués et de passions sans but, l’étonnement dominerait l’admiration, ou plutôt lui imposerait silence. Mais il s’en faut de beaucoup que la complexité de ces personnages obéisse au seul caprice. Loin de là, toutes les parties, contradictoires en apparence, du caractère que le génie de Shakespeare a créé par sa seule volonté, se relient constamment dans une harmonieuse unité. L’homme du premier acte n’est pas précisément l’homme du second ; souvent le troisième acte nous montre dans ce même homme les symptômes irrécusables d’une révolution inattendue ; mais jamais aucun de ces trois hommes, sous quelque aspect qu’il se révèle à nous, ne réfute l’homme qui l’a précédé. Jamais la face nouvelle sous laquelle nous apparaît le caractère enfanté par le génie du poète n’équivaut à la négation de la face antérieurement étudiée. Unité dans la variété, variété dans l’unité, tel est le double point de vue sous lequel il convient d’envisager l’œuvre de Shakespeare. Que le poète anglais s’adresse à l’histoire de son pays ou à l’histoire romaine ; qu’il peigne Henri VIII ou Coriolan, Richard III ou Jules César, il se montre constamment un et varié. Il ne répudie aucun des accidens humains qui peuvent compléter le portrait de son héros ; il ne dédaigne aucun des détails familiers enregistrés par la biographie ; mais il ne s’abstient jamais de soumettre ces accidens et ces détails aux grandes lignes tracées par sa volonté toute-puissante. Lors même qu’il emprunte aux nouvelles italiennes du xvie siècle, à Giraldi, à Bandello, le thème de ses inventions comiques ou tragiques, il ne se croit pas dispensé d’obéir à cette loi impérieuse. Il s’attribue et il pratique librement le droit de modifier, d’élargir, d’interpréter les récits des conteurs italiens. Mais dès qu’il a