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REVUE. — CHRONIQUE.

— Ce qui se passe en ce moment à l’Opéra justifie à merveille toutes nos prévisions. Duprez, à mesure que son talent se développe et grandit sous nos yeux, s’isole de plus en plus du reste de la troupe. Les voix que nous écoutions jadis avec une complaisante bienveillance nous semblent discordantes et pauvres, aujourd’hui que le grand art italien a mis le pied sur notre scène. C’est une vérité reconnue aujourd’hui du public, qu’entre Duprez et les autres chanteurs de l’Opéra il n’y a point de relations possibles. Il faut maintenant pourvoir à des combinaisons nouvelles, à moins qu’on ne veuille renoncer à le produire dans des morceaux d’ensemble, ce dont les exigences de la musique nouvelle pourraient bien ne pas s’accommoder. Cette absence d’harmonie qui nous avait déjà frappés dans Guillaume Tell et les Huguenots, vient de se faire sentir plus vivement à la reprise de Stradella. Soit l’influence de la chaleur, soit le découragement que le voisinage de Duprez leur inspire, les chanteurs paraissaient ce soir-là ne pas se préoccuper de leurs rôles le moins du monde. M. Levasseur ne cherchait pas même à dissimuler les outrages que le temps fait à sa voix. Mlle Falcon a été d’une médiocrité désespérante. Quant à M. Dérivis, il avait trouvé plus ingénieux de ne pas chanter du tout. Une transposition qui faisait passer au rôle de Duprez une phrase que M. Dérivis prétendait lui être dévolue, avait causé cette singulière boutade, qui, du reste, n’a pas eu d’autre suite. M. Niedermeyer a profité de cette occasion pour augmenter son œuvre d’un air de ténor, ce qui serait à merveille, pour peu que M. Niedermeyer eût bien voulu prendre la peine de donner à cet air, sinon des formules nouvelles, du moins quelque apparence de mélodie. Mais non, M. Niedermeyer a taillé tout simplement ce morceau sur l’air si dramatique et si beau du troisième acte de Guillaume Tell ; et pour ce qui regarde l’expression et la mélodie, il s’est abstenu de s’en préoccuper. Il suffit que Duprez soulève l’enthousiasme du public avec la cavatine de Guillaume Tell, pour que tous les musiciens de notre temps se mettent à refaire cette cavatine. Voilà bien l’andante sévère et mélancolique qu’on répète deux fois, voilà aussi la cabalella di bravura ; mais l’inspiration de Rossini, qu’est-elle devenue ? Ce qui distingue cet air, ce sont justement des qualités qui ne s’imitent pas. Ôtez-en, dans la première partie, le style, touchant à la fois et magnifique, du grand maître ; dans la seconde, sa verve, son entraînement, son impétuosité triomphante, il ne vous restera plus qu’une forme banale, et qui traîne depuis dix ans sur tous les théâtres d’Italie. On écrit une pauvre musique, qui ne manque pas d’échouer doublement ; car, outre qu’elle n’émeut personne dans la salle, on lui reproche encore la fatigue dont elle accable le chanteur. En effet, voyez Duprez ; l’enthousiasme qu’il excite dans Guillaume Tell lui coûte moins de peine et de travail que les applaudissemens isolés qui suivent son air de Stradella. Lorsqu’un chanteur comme Duprez est aux prises avec une musique inspirée et vraiment belle, la sympathie commune lui est déjà presque gagnée ; il ne lui reste que peu de chose à faire pour réussir. Dans le cas contraire, sa position est fausse, et la fatigue qu’il en ressent,