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JOSEPH SPECKBAKER.

dans un dévouement aveugle à leurs maîtres. Ces paysans superstitieux avaient passé au pied des autels les heures qui avaient suivi leur première victoire, répétant en chœur les prières que leurs chefs lisaient à haute voix. Ces chefs, superstitieux comme leurs soldats, faisant entière abnégation d’un amour-propre bien naturel cependant, se regardaient comme les instrumens de la Providence ; tous, et Speckbaker comme les autres, faisaient courir dans les rangs des montagnards une foule de récits merveilleux qu’ils croyaient eux-mêmes, et qui tendaient à prouver le concours des puissances célestes. Un étrange évènement avait, il est vrai, accru ces dispositions naturelles des Tyroliens à la crédulité, et avait porté au comble l’enthousiasme de ces hommes simples et confians.

Parmi les officiers bavarois qui se trouvaient à Inspruck le jour de l’attaque des insurgés, il y avait un certain colonel Dittfurt, homme de cœur, de haute réputation militaire, de mœurs rudes et de passions intraitables. Cet homme haïssait les Autrichiens ; il avait vivement poussé à la séparation du Tyrol, et, cette séparation opérée, il avait été envoyé dans les nouvelles provinces bavaroises pour prêter main-forte au nouveau système. Il avait séjourné quelque temps à Inspruck, et d’Inspruck il avait été détaché par-delà le Brenner, dans le val Cembra et le Pustherthal, pour mettre en vigueur les nouvelles lois de recrutement, auxquelles ces districts se montraient rebelles. Dittfurt avait brisé par la terreur la résistance des paysans. Détesté par eux, il les méprisait, et ne leur cachait pas son mépris. Aussi les montagnards des vallées méridionales du Tyrol avaient-ils en horreur le proconsul bavarois. Quand la révolution éclata, la mesure était comblée.

Lorsqu’à l’attaque d’Inspruck, Dittfurt vit ces misérables paysans triompher des meilleurs soldats de la Bavière, il ne put se résoudre à convenir qu’il s’était trompé sur leur compte, et encore moins à fuir devant eux. Au moment où les insurgés pénétraient dans la grande rue, et où ses soldats se retiraient en désordre, Dittfurt, après avoir fait de vains efforts pour les retenir, se jette seul, le sabre à la main, au-devant de l’ennemi. Quoique frappé de quatre balles, il continue à combattre, jusqu’à ce que, épuisé par la rage et par la perte de son sang, il tombe enfin au pouvoir de ses mortels ennemis. Ceux-ci l’entraînent dans un corps-de-garde voisin. Comme il ne faisait plus aucun mouvement, ils le croient mort, le jettent dans un coin, et continuent leur poursuite.

Quand Dittfurt sortit du long évanouissement où la fatigue et la douleur l’avaient plongé, le corps-de-garde était rempli d’insurgés vainqueurs ; chefs et soldats se félicitaient de leur victoire. Tout à coup le cadavre oublié du Bavarois se soulève avec lenteur, se tourne du côté des assistans, et prenant la parole avec solennité :

— Quel est le général, s’écrie-t-il d’une voix forte, quel est le brave général qui a si habilement dirigé les paysans dans leurs attaques ? — Les paysans n’ont pas de général, répond un des soldats tyroliens, et