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Ce n’était plus maintenant dans la chambrette obscure que se passaient les enfantillages journaliers, c’était à l’hôtel de Marsan comme dans les salons les plus graves, et vous imaginez quels effets ils y produisaient. Le comte, sérieux et parfois sombre, gêné peut-être par sa position nouvelle, promenait assez tristement sa jeune femme, qui riait de tout sans songer à rien. On s’étonna d’abord, on murmura ensuite, enfin on s’y fit, comme à toute chose. La réputation de M. de Marsan n’était pas celle d’un homme à marier, mais était très bonne pour un mari ; d’ailleurs, eût-on voulu être plus sévère, il n’était personne que n’eût désarmé la bienveillante gaieté d’Emmeline. L’oncle Duval avait eu soin d’annoncer que le contrat, du côté de la fortune, ne mettait pas sa nièce à la merci d’un maître ; le monde se contenta de cette confidence qu’on voulait bien lui faire, et, pour ce qui avait précédé et amené le mariage, on en parla comme d’un caprice dont les bavards firent un roman.

On se demandait pourtant tout bas quelles qualités extraordinaires avaient pu séduire une riche héritière et la déterminer à ce coup de tête. Les gens que le hasard a maltraités ne se figurent pas aisément qu’on dispose ainsi de deux millions sans quelque motif surnaturel. Ils ne savent pas que, si la plupart des hommes tiennent avant tout à la richesse, une jeune fille ne se doute quelquefois pas de ce que c’est que l’argent, surtout lorsqu’elle est née avec, et qu’elle n’a pas vu son père le gagner. C’était précisément l’histoire d’Emmeline ; elle avait épousé M. de Marsan uniquement parce qu’il lui avait plu et qu’elle n’avait ni père ni mère pour la contrarier ; mais, quant à la différence de fortune, elle n’y avait seulement pas pensé. M. de Marsan l’avait séduite par les qualités extérieures qui annoncent l’homme, la beauté et la force. Il avait fait devant elle et pour elle la seule action qui eût fait battre le cœur de la jeune fille ; et, comme une gaieté habituelle s’allie quelquefois à une disposition romanesque, ce cœur sans expérience s’était exalté. Aussi la folle comtesse aimait-elle son mari à l’excès ; rien n’était beau pour elle que lui, et, quand elle lui donnait le bras, rien ne valait la peine qu’elle tournât la tête.

Pendant les quatre premières années après le mariage, on les vit très-peu l’un et l’autre. Ils avaient loué une maison de campagne au bord de la Seine, près de Melun ; il y a dans cet endroit deux ou trois villages qui s’appellent le May, et comme apparemment la maison est bâtie à la place d’un ancien moulin, on l’appelle le Moulin de May. C’est une habitation charmante ; on y jouit d’une vue délicieuse. Une grande terrasse, plantée de tilleuls, domine la rive gauche du