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POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD.
en nous parlant ainsi, et des larmes humectaient son œil farouche, et nous-mêmes à genoux, inondés de pleurs, nous demandions à l’éternel de faire descendre un rayon de paix et d’amour dans cette ame brisée par la souffrance et dévastée par les passions ! Monté sur le trône, son fils Théodore n’aspirait, comme lui, qu’aux pieux loisirs du solitaire ; son palais était une cellule, et du fond de ce sanctuaire, son ame affranchie des soins de l’empire, s’élançait librement dans le sein du Seigneur. L’humilité du monarque toucha l’éternel. Tant qu’il régna, son peuple fut puissant et glorieux, et quand il mourut, un prodige inoui marqua ses derniers instans. Un homme entouré d’une céleste auréole parut auprès de sa couche ; invisible aux assistans, il s’entretint long-temps avec Théodore, qui lui donnait les titres de saint et de patriarche ; la vision disparue, un parfum divin se répandit dans tout le palais, la face de l’agonisant s’illumina d’un éclat surhumain… Non, nous n’aurons plus un pareil maître ; anathème, anathème sur nous, car nous avons offensé Dieu, car nous avons placé sur le trône un infâme régicide !
Grégoire. — Depuis long-temps, mon père, je voulais te parler de la mort du tzarewitch Démétrius ; n’as-tu pas été témoin du crime et du châtiment ?
Le père. — Oui, mon fils ; un ordre de mes supérieurs m’avait envoyé à Ouglitch. J’arrivai la nuit ; le matin à l’heure de la messe, j’entends le tocsin, des cris, du tumulte ; on se précipite vers le palais de la tzarine ; j’y cours, toute la ville y était, et le premier objet qui s’offre à mes regards, c’est le cadavre sanglant du jeune prince ; sa mère, désespérée, le pressait dans ses bras, sa nourrice éclatait en sanglots. Tout à coup, au milieu du peuple, paraît Judas Bistiagowitch ; voilà le traître, s’écrie-t-on de toutes parts, et déjà justice en était faite ; puis on se jette à la poursuite des trois meurtriers, on les saisit, on les amène auprès du cadavre encore chaud de l’enfant massacré par eux, et l’on voit le cadavre ému palpiter et frissonner. Confessez votre crime, leur crie la foule ; et placés sous le couteau, ces misérables avouent leur forfait et nomment Boris !
Grégoire. — Quel âge avait Démétrius ?
Le père. — Sept ans, il aurait aujourd’hui (dix ans… non, je me trompe, douze années ont passé sur sa tombe), il aurait ton âge, et régnerait en paix, mais le Seigneur ne l’a pas voulu. Ce lamentable récit termine ma chronique ; depuis cet évènement, j’ai renoncé au monde. Mais toi, Grégoire, toi, dont l’étude a développé l’intelligence, consacre les heures que te laisseront tes méditations et tes travaux spirituels à raconter avec franchise et simplicité les évènemens dont tu seras témoin, la guerre et la paix, le gouvernement des princes, les miracles des saints, les signes et les prophéties célestes… Il est temps d’éteindre ma lampe et de prendre un peu de repos ; mais, quoi ! on sonne déjà les matines… Dieu tout puissant, bénis tes serviteurs ; Grégoire, donne-moi mon bâton.
Grégoire. seul. — Boris, Boris, tout tremble devant toi, nul n’ose te