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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

mon frère ! de par le diable ! n’accaparez pas tous les apprentis. Faites descendre vers moi un de vos séraphins barbouillés, afin que je ne sois pas retardé. Ah ! sang de Bacchus ! si je lance mon battoir à la tête de ce marsouin de Maso, il est à craindre que la république ne revoie de long-temps une aussi laide figure.

Ainsi criait du haut de son échafaudage, un géant à barbe rousse qui dirigeait les travaux de la chapelle de Saint-Isidore, cette partie de la basilique de Saint-Marc ayant été confiée à Dominique Bianchini, dit le Rouge, et à ses deux frères, émules et rivaux des frères Zuccati, dans l’art de la mosaïque.

— Vous tairez-vous, grosse cloche ? prendrez-vous patience, minaret de cuivre rouge ? cria de son côté le hargneux Vincent Bianchini, l’aîné des trois frères ; n’avez-vous pas vos apprentis ? Faites-les marcher, et laissez les miens faire leur devoir. N’avez-vous pas Jean Visentin, ce joli fromage blanc des Alpes ? Où avez-vous envoyé Reazo, votre bœuf enrhumé qui chante si bien au lutrin le dimanche ? Je gage que tous vos garçons courent les cabarets à cette heure pour trouver une bouteille de vin à crédit sous votre nom. S’il en est ainsi, ils ne rentreront pas de si tôt.

— Vincent, répondit Dominique, bien vous prend d’être mon frère et mon associé, car je pourrais d’un coup de pied faire crouler votre échafaudage et envoyer votre illustre personne et tous vos jolis apprentis étudier la mosaïque sur le pavé.

— Si tu en avais seulement la pensée, cria d’une voix aigre Gian-Antonio Bianchini, le plus jeune des trois frères, en secouant le pied de l’échelle sur laquelle travaillait Dominique, je te ferais voir que les plus haut perchés ne sont pas les plus solides. Ce n’est pas que je me soucie de la peau de Vincent plus que de la tienne ; mais je n’aime pas les fanfaronnades, vois-tu, et depuis quelques jours, je trouve que tu prends, tantôt avec lui, tantôt avec moi, un ton qu’on ne peut souffrir.

Le farouche Dominique jeta sur le jeune Antonio un regard sombre, et se laissa balancer sur l’échelle pendant quelques instans, sans dire un seul mot. Puis aussitôt qu’Antonio se fut remis à broyer son ciment sous le portique, il descendit, jeta son tablier et sa toque, retroussa ses manches et s’apprêta à lui infliger une rude correction.

Le prêtre Alberto Zio, qui était aussi un mosaïste distingué, et qui, monté sur une échelle, réparait en cet instant un des tympans de la porte extérieure, se hâta de descendre, afin de séparer les combattans, et Vincent Bianchini, accourant à grands pas du fond de la