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de l’attaque que du côté de la défense, et à quelques égards même, la répression est restée en-deçà de ce qu’auraient été, dans certaines pensées, les représailles. On se connaît bien entre ennemis déclarés. Le gouvernement n’avait que trop de raison de croire que, sous certaines plumes, les idées de liberté et de légalité n’étaient que des raisons de polémique employées pour intéresser les classes paisibles aux opinions d’une minorité irréconciliable ; il savait qu’on n’y regardait la liberté que comme l’arme défensive des vaincus ; il savait qu’on y tenait en réserve, pour l’appliquer avant l’ère définitive de la liberté pour tous, une doctrine de despotisme préalable qui confisque momentanément les libertés présentes et s’empare du droit d’agir et de penser de chacun, apparemment pour n’avoir pas à s’emparer de plus. Ceux qui avaient ces pensées ont été pris par leur propre logique ; ils n’ont pas le droit de se plaindre. Ce n’est qu’aux hommes modérés, qui n’ont été complices ni de l’attaque ni de tous les moyens de la défense, qu’il convient de dire qu’on eût obtenu de meilleurs résultats plus tôt à ne pas étendre la répression jusqu’aux arrière-pensées, outre qu’on avait l’avantage de la force, et qu’en fait de modération, c’est au plus fort à commencer le premier.

L’affliction de Carrel fut irréparable le jour qu’il se vit resté seul défenseur du droit commun entre la nation, qui, par peur, en faisait le sacrifice au gouvernement, et un parti, son propre parti, qui le menaçait de ses arrière-pensées. Nous eûmes à ce sujet, lui et moi, une longue conversation, quelques mois avant sa mort, dans une promenade au bois de Boulogne. Je vis qu’il y avait presque renoncé comme principe de politique applicable : tout au plus y tenait-il encore comme théorie, par pure générosité, et peut-être aussi par le sentiment de sa force. Carrel pensait que, les choses venant à son parti, il serait de force à résister à la tentation de l’arbitraire, et à ne le prendre pas même des mains d’une majorité qui le lui offrirait au nom du pays. Mais une politique ajournée était pour lui une politique vaincue. Ses doutes sur le droit commun furent une dernière défaite. Quoique ce principe eût été la vue la plus désintéressée de son esprit et le meilleur mouvement de son cœur, les théories des hommes d’action impliquent toujours l’espoir d’une application prochaine. Du moment donc que le droit commun avait échoué comme politique d’application, Carrel devait en abandonner la doctrine. Dans les derniers jours de sa vie, il n’en parlait plus que comme d’un progrès qu’il ne lui serait pas donné de voir de son vivant, et auquel ne devaient peut-être jamais arriver les sociétés humaines.