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qui les a contractées en devient esclave elle-même ; Carrel l’éprouva en rentrant dans la vie civile. Sans doute, il se trouvait au milieu d’un monde où la supériorité d’esprit est acceptée et comprise. Mais quoique déjà beaucoup de gens pressentissent la sienne, il ne put si bien la faire reconnaître, qu’il ne fût souvent froissé au milieu de talens éminens, et en ce moment supérieurs aux siens, et d’amours-propres bien excusables de ne pas songer à ménager en lui son avenir. Ces gênes entretinrent sa susceptibilité ; il la crut utile pour se faire respecter, en attendant que sa supériorité d’esprit, s’appliquant aux études et au but des ambitions d’alors, l’eût mis à son rang. Peu à peu le travail, l’étude, les habitudes de la vie civile, la pratique d’hommes éminens, quelques pages admirables qui promettaient une nouvelle célébrité au jeune officier déjà populaire par le courage, enfin le gouvernement d’un journal, une responsabilité entière et de tous les jours, eurent bientôt adouci Carrel. Il sentit qu’il n’avait plus besoin de ce mérite, et qu’au contraire il était de bon goût qu’il permît d’autant plus la contradiction qu’on le croyait moins disposé à s’en accommoder. J’affirme que personne ne discutait avec plus de mesure, de ménagement pour les amours-propres, et ne se laissait de meilleure grace contredire, souvent dans un langage propre à donner de la susceptibilité à qui n’en aurait pas eu. Carrel avait d’autant plus d’occasion de montrer sa patience que sa réputation de courage tentait les contradicteurs par l’appât d’un péril recherché en France. Mais beaucoup qui pensèrent le trouver près de lui n’y rencontrèrent que des leçons de tolérance et de bon goût.

Je n’avais pas vu Carrel avant 1830, quand il gardait encore quelque reste de susceptibilité militaire. Mais en comparant, avec ce que m’en ont dit ses amis, ce que j’en ai connu plus tard, je ne puis trop admirer que le même homme qui avait été si difficile fût devenu si mesuré, si conciliant. Je sais qu’il n’y parut pas assez dans sa polémique ; mais on se tromperait grossièrement si on ne voyait dans ses provocations, sans doute trop fréquentes, que des habitudes de garnison ou qu’un gaspillage soldatesque d’un grand courage. Carrel avait une haute pensée ; il voulait que la presse eût une force indépendante de l’opinion publique, et une considération en quelque sorte personnelle. Il souffrait de voir que l’écrivain ne fût que le traducteur plus ou moins avisé des passions et des intérêts populaires, et que l’opinion employât la main sans s’inquiéter si une conscience pure la menait. Il ressentait plus vivement que tout autre, quoique sans en être jamais atteint, le mépris superbe qu’affecte le public