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admirable mouvement pour lui répondre : « Tu demandes le serment, dit-il, eh bien ! jure, mais écoute la formule que je te prescris, jure par les cendres de ton père que tu as laissé sans sépulture, jure par la mémoire de ton père que tu as outragée… » Et le reste. L’adversaire, effronté coquin, prenant au bond la figure de rhétorique, se hâta de dire : J’y consens. Le préteur déférait le serment. « Mais, juge, dit l’avocat tout troublé d’être pris au sérieux, ce n’était pas un consentement, c’était une figure. — Vous avez dit : Jure ; il jurera. — Mais, juge, il n’y aura donc plus au monde de figures ? — On s’en passera, on peut vivre sans elles. » Le pauvre avocat perdit son procès, et de colère confina son éloquence dans l’enceinte de l’école, où tout le jour, au milieu des curieux, loin de la perfide réalité du barreau, il pouvait faire des figures de rhétorique sans danger pour ses cliens ni pour lui.

L’étude la plus commune non pas seulement de l’enfance, mais de toute la vie, était donc une étude inapplicable aux besoins de la vie, et Rome était inondée de jeunes gens qui s’élançaient dans le monde, la tête pleine de cette science menteuse, la mémoire farcie de sentences, de prosopopées, d’antithèses, avec un suprême dédain pour les réalités fatigantes de la vie, le travail, l’industrie, la guerre ; avec un suprême amour pour ses réalités agréables, la fortune, la réputation et le plaisir. Toute cette jeunesse avait l’ambition au cœur ; elle était romaine, c’est-à-dire, âpre dans ses sentimens, emphatique dans ses idées, s’acharnant à devenir quelque chose de grand en bien ou en mal. Elle n’avait qu’un instrument, c’était sa rhétorique et ses phrases ; il fallait que ses phrases la poussassent bon gré mal gré ! Alors on ne se contentait pas si facilement, même d’un succès d’argent sans gloriole, et d’une fortune qui ne faisait pas de bruit. Il fallait un nom, un nom qui fît peur, un nom qu’on maudît, mais un nom. Et puis, n’eût-ce été que pour la richesse, il fallait faire son chemin : j’ai dit comme ce siècle était besogneux ; comme, avec des patrimoines fortement entamés, il s’était fait pourtant, de ce qui serait pour nous des folies, des impossibilités du luxe, de véritables nécessités ; comment, sans des centaines d’esclaves, sept ou huit villas et le reste à l’avenant, on ne pouvait pas vivre, au point qu’Apicius, ayant dépensé plus de onze millions pour sa table, s’empoisonna quand il n’eut plus que deux millions ; comment enfin, dans les familles nobles surtout, il y avait une ruine plus avancée, et une plus forte passion de luxe et de grandeur. Ces patriciens, qui avaient été sous la vieille Rome les rois du monde, ne renonçaient