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traditions du patriotisme romain exploité par le despotisme impérial, et les délateurs immolaient leurs parens à Tibère, comme Brutus avait fait mourir ses fils, ou Horace sa sœur.

L’accusé restait libre, et cependant ne songeait pas à s’enfuir ; pourquoi ? Nous ne le savons pas ; c’est un fait qui révèle dans la société antique mille circonstances étrangères à la nôtre. L’empire était si vaste, la cohésion de ses parties si puissante, la main du pouvoir si prompte à se faire sentir partout, que la fuite semblait impossible. « En quelque lieu que tu sois, écrit Cicéron à Marcellus, songe que le bras du vainqueur peut t’y atteindre. » Nous avons l’exemple d’un seul homme qui tâcha d’échapper à la puissance de l’empire ; c’était un chevalier romain qui s’enfuyait chez les Parthes. On trouva cela étrange ; on l’arrêta et on le ramena à Rome. Tibère s’en soucia si peu, qu’il le laissa vivre.

Où fuir d’ailleurs ? au-delà des bornes de l’empire on ne connaissait rien. L’empire romain, comme nos monarchies, n’était pas terminé par des fleuves, par des chaînes de montagnes, par des limites certaines ; à ses extrémités, des royaumes tributaires, des peuples barbares à demi soumis faisaient suite aux provinces gouvernées par les préteurs et prolongeaient la puissance de l’empire. Où était la borne ? On ne le savait pas ; elle était là où l’on ne connaissait plus rien, là où vivaient des peuples sauvages, où la géographie devenait fabuleuse. Il fallait vivre à Rome ou y mourir, vivre dans cette lumière, comme dit Cicéron, vivre de la pleine vie du Champ-de-Mars et du Capitole, comme ce Vénitien exilé qui revint à Venise, sûr d’y trouver son supplice, mais aimant mieux mourir à Venise que vivre ailleurs.

Ni fuir, ni se cacher ! Ces deux espérances du proscrit qu’à toutes les autres époques le dévouement a si puissamment aidées, étaient perdues pour le proscrit de Tibère. Personne n’avait foi en personne. Rome était pleine d’esclaves ; des esclaves seuls cultivaient la campagne, et entre l’esclave et l’homme libre, il n’y avait nul lien d’humanité ; c’était une autre nature. Sous Sylla, il y eut encore de nobles dévouemens d’esclaves pour leurs maîtres. Sous Tibère, nous n’en trouvons plus ; la peur et la trahison, l’espionnage volontaire, étaient partout ; et la police, faite par la trahison et la peur, était bien autrement inévitable que ne l’est la police faite par le pouvoir[1].

  1. « C’était là le plus affreux malheur de ce temps. Il n’était pas de délation si infâme que dédaignassent d’exercer même les premiers du sénat, ouvertement quelquefois, souvent dans l’ombre. Toute différence avait cessé d’étranger ou de parent, d’ami ou d’inconnu, d’un fait