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Et puis, ce n’était plus le règne de l’égoïsme antique ; la société était fondée sur d’autres bases. Aussi, s’il y eut la même faiblesse, il n’y eut pas cette immoralité, cet abandon général, cette absence de tout dévouement ; la fuite ou la retraite n’étaient pas sans espérance ; peu d’hommes furent trahis, un grand nombre admirablement sauvés ; la charité et le sang défièrent le pouvoir.

Mais voici la grande différence : la tyrannie de Tibère, à ne la compter que de la mort de Drusus, dura quinze ans ; l’autre, plus violente et plus cruelle, fut plus courte. Au bout de quelques mois, le paroxisme de la peur enfanta le courage ; le sénat, menacé de trop près, se révolta, sentit sa puissance, écrasa Tibère. Dans la société européenne, rien de pareil ne pouvait durer long-temps. L’Europe reposait encore tout entière sur les bases de la fondation chrétienne. Les sentimens d’humanité et de justice sont vivans chez nous, et, si on les comprime, ils repoussent.

Nous valons mieux que les anciens. César se distingue de toute l’antiquité, parce que c’était un moderne ; il écrit à Cicéron une lettre qui est unique, je crois, dans l’histoire ancienne : « Essayons si de cette manière nous pouvons ramener à nous tous les esprits et rendre notre victoire durable ; la cruauté des autres n’a pu les soustraire à la haine publique ni assurer leur victoire, si j’excepte le seul Sylla, que je n’imiterai pas. Je veux créer une voie nouvelle, me fortifier par la facilité et la clémence. »

Les vertus de l’antiquité, si c’étaient des vertus alors, n’en sont plus aujourd’hui. On a voulu les renouveler beaucoup trop sérieusement en 93, beaucoup plus innocemment de nos jours. On nous a encore parlé du sacrifice de l’homme à la patrie, de l’individu à la société, comme si la société n’était pas composée d’individus. J’ai lu, je ne sais où, mais je suis sûr d’avoir lu : « Nous aimerions mieux voir périr la moitié de la nation que si… » Tout cela ne nous convient pas ; nous ne sommes pas les anciens qui avaient beaucoup d’esclaves, et à qui ces grandes phrases allaient bien, — grands seigneurs de l’histoire. Nous sommes des bourgeois bons et honnêtes gens, plus rétrécis dans notre puissance individuelle, ne demandant pas mieux que d’aider la machine sociale à marcher, sachant nous unir et nous exposer pour le faire, mais ne donnant pas à qui le demande notre dernier homme et notre dernier écu, et ne jetant pas au hasard nos enfans à ce grand mangeur d’hommes qu’on appelle patrie.

Le comité de salut public a eu ses apologistes ; pourquoi Tibère n’aurait-il pas les siens ? Le fondement de ces apologies, c’est toujours