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SOCIALISTES MODERNES.

provienne du manque de réformateurs. Non : les réformateurs n’ont jamais failli au monde ; c’est le monde qui leur a fait défaut. À diverses époques se sont révélés des esprits inquiets, qui, prenant pour point de départ les vices inhérens aux sociétés humaines, ont voulu en tirer la conclusion d’une réforme nécessaire, et préparer les voies à un ordre meilleur. Sans parler des utopistes de second ordre dont les spéculations ne sont pas arrivées jusqu’à nous, combien d’hommes illustres dans la science ou dans les lettres n’ont-ils pas cherché à déplacer notre milieu social, et à lui créer, dans les sphères d’une moralité plus pure, d’autres conditions de vie et d’équilibre ! Il ne serait pas nécessaire de remonter bien haut dans l’histoire des théories audacieuses, ni même de franchir le seuil du xixe siècle, époque de témérité s’il en fut, pour trouver des hommes qui, malgré la réserve que commandaient les temps, ont rompu une lance contre la civilisation moderne, soit à l’aide de fictions plus cruelles qu’un blâme direct, soit en s’appuyant sur des projets de réforme étudiés et méthodiques, soit enfin en mêlant la pratique à la théorie, l’action à la spéculation. Que sont Thomas Morus, Daniel de Foë, Zinzendorf, Fénelon, J.-J. Rousseau, Fontenelle, G. Penn, Bernardin de Saint-Pierre, si ce n’est des réformateurs, qui se présentaient armés d’un système, ou original, ou écho d’autres systèmes ? Eux aussi, ils avaient vu par combien de points la société est vulnérable, combien les relations y sont mêlées d’hypocrisie et d’intrigue, de perfidie et de mensonge, de haine et de corruption, de jalousie et de défiance ; combien les bonnes natures y sont livrées sans défense aux mauvaises, et à l’aspect de tant de misères, eux aussi, pris d’une sainte compassion, ils s’étaient demandé si, même en faisant sa part à la dépravation humaine, il était impossible de réaliser quelque chose de plus lumineux que ce chaos, de plus harmonieux que cette discordance, de plus logique que cette anomalie. De là des essais dans lesquels ces esprits supérieurs ou ingénieux ont cherché pour l’humanité des combinaisons plus normales, tantôt dans une autre éducation, tantôt dans d’autres élémens de moralité ; de là des pages éloquentes, que l’univers a lues sans vouloir, sans pouvoir s’amender dans la direction d’idées qu’il accueillait avec faveur, soit que ces idées fussent inapplicables, soit que la force de la routine l’emportât sur les velléités fugitives d’une métamorphose. La Salente de Fénelon avec sa magistrature de vieillards, l’Utopie de Thomas Morus avec son roi couronné d’épis, furent impuissantes, l’une et l’autre, à déterminer un essai de réalisation dans les voies du modèle.