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LA DERNIÈRE ALDINI.

— Ce n’est pas cela, reprit Lélio en étouffant le son des cordes avec le manche de l’éventail de Beppa. Joue-moi plutôt une de ces valses allemandes, où la Joie et la Douleur voluptueusement embrassées semblent tourner doucement et montrer tour à tour une face pâle baignée de larmes, et un front rayonnant couronné de fleurs.

— Fort bien ! dit Beppa ; pendant ce temps Cupidon joue de la pochette, et marque la mesure à faux, ni plus ni moins qu’un maître de ballets ; la Joie impatientée frappe du pied pour exciter le fade musicien qui gêne son élan impétueux. La Douleur, exténuée de fatigue, tourne ses yeux humides vers l’impitoyable racleur pour l’engager à ralentir cette rotation obstinée, et l’auditoire, ne sachant s’il doit rire ou pleurer, prend le parti de s’endormir.

Et Beppa se mit à jouer la ritournelle d’une valse sentimentale, ralentissant et pressant chaque mesure alternativement, conformant avec rapidité l’expression de sa charmante figure, tantôt sémillante de joie, tantôt lugubre de tristesse, à ce mode ironique, et portant dans cette raillerie musicale toute l’énergie de son patriotisme artistique.

— Vous êtes une femme bornée ! lui dit Lélio en passant ses ongles sur les cordes, dont la vibration expira en un cri aigre et déchirant.

— Point d’orgue germanique ! s’écria la belle Vénitienne en éclatant de rire et en lui abandonnant la guitare.

— L’artiste, reprit Lélio, a pour patrie le monde entier, la grande Bohême, comme nous disons. Per Dio ! faisons la guerre au despotisme autrichien, mais respectons la valse allemande ! la valse de Weber, ô mes amis ! la valse de Beethoven et de Schubert ! Oh ! écoutez, écoutez ce poème, ce drame, cette scène de désespoir, de passion et de joie délirante !

En parlant ainsi, l’artiste fit résonner les cordes de l’instrument, et se mit à vocaliser, de toute la puissance de sa voix et de son ame, le chant sublime du Désir de Beethoven ; puis, s’interrompant tout à coup et jetant sur l’herbe l’instrument encore plein de vibration pathétique :

— Jamais aucun chant, dit-il, n’a remué mon ame comme celui-là. Il faut bien l’avouer, notre musique italienne ne parle qu’aux sens ou à l’imagination exaltée ; celle-ci parle au cœur et aux sentimens les plus profonds et les plus exquis. J’ai été comme vous, Beppa. J’ai résisté à la puissance du génie germanique, j’ai longtemps bouché les oreilles de mon corps et celles de mon intelligence à