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clamation, un auditoire nombreux et passionné. Le cupido est ordinairement debout sur une table et joue de temps en temps une ritournelle ou un finale de sa façon sur un instrument quelconque, celui-ci sur la cornemuse calabroise, celui-là sur la vielle bergamasque, d’autres sur le violon, la flûte ou la guitare. Le peuple chioggiote, en apparence flegmatique et froid, écoute d’abord en fumant d’un air impassible et presque dédaigneux ; mais aux grands coups de lance des héros de l’Arioste, à la mort des paladins, aux aventures des demoiselles délivrées et des géans pourfendus, l’auditoire s’éveille, s’anime, s’écrie, et se passionne si bien, que les verres et les pipes volent en éclats, les tables et les siéges sont brisés, et souvent le cupido, prêt à devenir victime de l’enthousiasme excité par lui, est forcé de s’enfuir, tandis que les dilettanti se répandent dans la campagne à la poursuite d’un ravisseur imaginaire, aux cris d’amazza ! amazza ! tue le monstre ! tue le coquin ! à mort le brigand ! bravo, Astolphe ! courage, bon compagnon ! avance ! avance ! tue ! tue ! C’est ainsi que les Chioggiotes, ivres de fumée de tabac, de vin et de poésie, remontent sur leurs barques et déclament aux flots et aux vents les fragmens rompus de ces épopées délirantes.

J’étais le moins bruyant et le plus attentif de ces dilettanti. Comme j’étais fort assidu aux séances, et que j’en sortais toujours silencieux et pensif, mes parens en concluaient que j’étais un enfant docile et borné, à la fois désireux et incapable d’apprendre les beaux-arts. On trouvait ma voix agréable ; mais comme j’avais en moi le sentiment d’une accentuation plus pure et d’une déclamation moins forcenée que celle des cupidons et de leurs imitateurs, on décréta que j’étais, comme chanteur, aussi bien que comme barcarole, bon pour la ville, retournant ainsi votre locution française à propos des choses de peu de valeur, — bon pour la campagne.

Je vous ai promis le récit de deux épisodes, et non celui de ma vie ; je ne vous dirai donc pas le détail de toutes les souffrances par lesquelles je passai pour arriver, moyennant le régime du riz à l’eau et des coups de rame sur les épaules, à l’âge de quinze ans et à un très médiocre talent de gondolier. Le seul plaisir que j’eusse, c’était celui d’entendre passer les sérénades ; et quand j’avais un instant de loisir, je m’échappais pour chercher et suivre les musiciens dans tous les coins de la ville. Ce plaisir était si vif, que s’il ne m’empêchait point de regretter la maison paternelle, il m’eût empêché du moins d’y retourner. Du reste, ma passion pour la musique était à l’état de goût sympathique, et non de penchant personnel ; car ma voix était