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herbes humides pour la saisir, je fus éveillé en sursaut, et ne pus jamais retrouver le souvenir distinct de sa forme.

Cette curiosité s’empara si fort de mon jeune cerveau, qu’un jour je finis par céder à une tentation maintes fois vaincue. Pendant que mon patron était au cabaret, je grimpai sur la couverture de ma gondole, et de là aux barreaux d’une fenêtre basse ; puis enfin je m’accrochai à la balustrade du balcon, je l’enjambai et je me trouvai sous les rideaux de la tendine.

Je pus alors contempler l’intérieur d’un magnifique cabinet ; mais le seul objet qui me frappa, ce fut la harpe muette au milieu des autres meubles qu’elle dominait fièrement. Le rayon qui pénétra dans le cabinet lorsque j’entr’ouvris le rideau, vint frapper sur la dorure de l’instrument, et fit étinceler le beau cygne sculpté qui le surmontait. Je restai immobile d’admiration, ne pouvant me lasser d’en examiner les moindres détails, la structure élégante, qui me rappelait la proue des gondoles, les cordes diaphanes qui me semblèrent toutes d’or filé, les cuivres luisans et la boîte de bois satiné sur laquelle étaient peints des oiseaux, des fleurs et des papillons richement coloriés et d’un travail exquis.

Cependant, il me restait un doute, au milieu de tant de meubles superbes, dont la forme et l’usage m’étaient peu connus ; ne m’étais-je pas trompé ? était-ce bien la harpe que je contemplais ? Je voulus m’en assurer ; je pénétrai dans le cabinet, et je posai une main gauche et tremblante sur les cordes. Ô ravissement ! elles me répondirent. Saisi d’un inexprimable vertige, je me mis à faire vibrer au hasard et avec une sorte de fureur toutes ces voix retentissantes, et je ne crois pas que l’orchestre le plus savant et le mieux gouverné m’ait jamais fait depuis autant de plaisir que l’effroyable confusion de sons dont je remplis l’appartement de la signora Aldini.

Mais ma joie ne fut pas de longue durée. Un valet de chambre qui rangeait les salles voisines accourut au bruit, et furieux de voir un petit rustre en haillons s’introduire ainsi et s’abandonner à l’amour de l’art avec un si odieux dérèglement, se mit en devoir de me chasser à coups de balai. Il ne me convenait guère d’être congédié de la sorte, et je me retirai prudemment vers le balcon, afin de m’en aller comme j’étais venu. Mais avant que j’eusse pu l’enjamber, le valet s’élança sur moi, et je me vis dans l’alternative d’être battu ou de faire une culbute ridicule. Je pris un parti violent ; ce fut d’esquiver le choc en me baissant avec dextérité, et de saisir mon adversaire par les deux jambes, tandis qu’il donnait brusquement de la poitrine