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LA DERNIÈRE ALDINI.

l’attribuer. Il était impossible de n’y pas contracter l’habitude de bien penser, de bien dire et de bien faire ; les valets étaient probes et laborieux, les amis fidèles et dévoués,… les amans même… (car il faut bien l’avouer, il y eut des amans) étaient pleins d’honneur et de loyauté. J’avais là plusieurs patrons ; de tous ces pouvoirs, la signora était le moins impératif. Au reste, tous étaient bons ou justes. Salomé, qui était le pouvoir exécutif de la maison, maintenait l’ordre avec un peu de sévérité ; elle ne souriait guère, et le grand arc de ses sourcils se divisait rarement en deux quarts de cercle au-dessus de ses longs yeux noirs. Mais elle avait de l’équité, de la patience et un regard pénétrant, qui ne méconnaissait jamais la sincérité. Mandola, premier gondolier, et mon précepteur immédiat, était un Hercule lombard, qu’à ses énormes favoris noirs et à ses formes athlétiques on eût pris pour Polyphême. Ce n’en était pas moins le paysan le plus doux, le plus calme et le plus humain qui ait jamais passé de ses montagnes à la civilisation des grandes cités. Enfin, le comte Lanfranchi, le plus bel homme de la république, que nous avions l’honneur de promener tous les soirs en gondole fermée avec Mme Aldini, de dix heures à minuit, était bien le plus gracieux et le plus affable seigneur que j’aie rencontré dans ma vie.

Je n’ai jamais connu de feu monseigneur Aldini qu’un grand portrait en pied qui était à l’entrée de la galerie, dans un cadre superbe un peu détaché de la muraille, et semblant commander à une longue suite d’aïeux, tous de plus en plus noirs et vénérables, qui s’enfonçaient, par ordre chronologique, dans la profondeur sombre de cette vaste salle. Torquato Aldini était habillé dans le dernier goût du temps, avec un jabot de dentelle de Flandre, et un habit du matin de gros d’été vert-pomme, à brandebourgs rose-vif : il était admirablement crêpé et poudré. Mais, malgré la galanterie de ce déshabillé pastoral, je ne pouvais le regarder sans baisser les yeux, car il y avait sur sa figure d’un jaune brun, dans sa prunelle noire et ardente, dans sa bouche froide et dédaigneuse, dans son attitude impassible, et jusque dans le mouvement absolu de sa main longue et maigre, ornée de diamans, une expression de fierté arrogante et de rigueur inflexible que je n’avais jamais rencontrée sous le toit de ce palais. C’était un beau portrait, et le portrait d’un beau jeune homme : il était mort à vingt-cinq ans à la suite d’un duel avec un Foscari, qui avait osé se dire de meilleure famille que lui. Il avait laissé une grande réputation de bravoure et de fermeté ; mais on disait tout bas qu’il avait rendu sa femme très malheureuse, et les