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LA DERNIÈRE ALDINI.

feignit d’abord de ne pas y faire attention et se laissa servir ainsi pendant quelques instans ; puis, tout d’un coup rencontrant à la dérobée mon regard piteux, elle partit d’un grand éclat de rire en se renversant sur son fauteuil.

— Votre seigneurie le gâte, dit la sévère Salomé en réprimant une imperceptible velléité de partager l’enjouement de sa maîtresse.

— Pourquoi le gronderais-je ? repartit la signora. Il s’est fait peur à lui-même ce matin, et pour se punir, il s’est enfui, le pauvret ! Je parie qu’il n’a pas mangé de la journée. Allons, va souper, Nellino. Je te pardonne, à condition que tu ne chanteras plus.

Ce sarcasme bienveillant me sembla très amer. C’était le premier auquel je fusse sensible, car, malgré tous les élémens offerts au développement de ma vanité, c’était un sentiment que je ne connaissais pas encore. Mais l’orgueil venait de s’éveiller en moi avec la puissance, et, en raillant ma voix, on me semblait nier mon ame et attaquer ma vie.

Depuis ce jour, les leçons que me donnait à son insu la signora en s’exerçant devant moi, me devinrent de plus en plus profitables. Tous les soirs j’allais m’exercer au Champ-de-Mars, aussitôt que mon service était fini, et j’avais la conscience de mes progrès. Bientôt les leçons de la signora ne me suffirent plus. Elle chantait pour son plaisir, portant à l’étude une nonchalance superbe, et ne cherchant point à se perfectionner. J’avais un désir immodéré d’aller au théâtre ; mais, pendant tout le temps qu’elle y passait, j’étais condamné à garder la gondole, Mandola jouissant du privilége d’aller au parterre, ou d’écouter dans les corridors. J’obtins enfin de lui, un jour, qu’il me laissât entrer à sa place pendant un acte d’opéra, à la Fenice. On jouait le Mariage secret. Je ne chercherai point à vous rendre ce que j’éprouvai : je faillis devenir fou, et manquant à la parole que j’avais donnée à mon compagnon, je le laissai se morfondre dans la gondole, et ne songeai à sortir que quand je vis la salle vide et les lustres éteints.

Alors je sentis le besoin impérieux, irrésistible, d’aller au théâtre tous les soirs. Je n’osais point demander la permission à Mme Aldini, je craignais qu’elle ne vînt encore à railler ma passion infortunée (comme elle l’appelait) pour la musique. Cependant il fallait mourir, ou aller à la Fenice. J’eus la coupable pensée de quitter le service de la signora et de gagner ma vie en qualité de facchino à la journée, afin d’avoir le temps et le moyen d’aller le soir au théâtre. Je calculai qu’avec les petites économies que j’avais faites au palais Aldini,