Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 12.djvu/554

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
550
REVUE DES DEUX MONDES.

par instans, et puis s’altérait de nouveau. C’était là mon unique chagrin, mais il était profond.

Elle perdait de plus en plus ses forces, et l’aide de nos bras ne lui suffisait plus pour monter les escaliers. Mandola était chargé de la porter comme un enfant, comme je portais la petite Alezia. Cette fillette devenait chaque jour plus belle ; mais le genre de sa beauté et son caractère en faisaient bien l’antipode de sa mère. Autant celle-ci était blanche et blonde, autant Alezia était brune. Ses cheveux tombaient déjà en deux fortes tresses d’ébène jusqu’à ses genoux ; ses petits bras ronds et veloutés ressortaient comme ceux d’une jeune mauresque sur ses vêtemens de soie, toujours blancs comme la neige, car elle était vouée à la Vierge. Quant à son humeur, elle était étrange pour son âge. Je n’ai jamais vu d’enfant plus grave, plus méfiant, plus silencieux. Il semblait qu’elle eût hérité de l’humeur altière du seigneur Torquato. Jamais elle ne se familiarisait avec personne ; jamais elle ne tutoyait aucun de nous. Une caresse de Salomé lui semblait une offense, et c’est tout au plus si, à force de la porter, de la servir et de l’aduler, j’obtenais une fois par semaine qu’elle me laissât baiser le bout de ses petits doigts rosés, qu’elle soignait déjà comme eut fait une femme bien coquette. Elle était très froide avec sa mère, et passait des heures entières assise auprès d’elle dans la gondole les yeux attachés sur les flots, muette, insensible à tout en apparence, et rêveuse comme une statue. Mais si la signora lui adressait la plus légère réprimande, ou se mettait au lit avec un redoublement de fièvre, la petite entrait dans des accès de désespoir qui faisaient craindre pour sa vie ou pour sa raison.

Un jour, elle s’évanouit dans mes bras, parce que Mandola, qui portait sa mère devant nous, glissa sur une des marches du perron et tomba avec elle. La signora se blessa légèrement, et depuis cet instant ne voulut plus se fier à l’adresse du bon Hercule lombard. Elle me demanda si j’aurais la force de remplir cet office. J’étais alors dans toute ma vigueur, et je lui répondis que je porterais bien quatre femmes comme elle et huit enfans comme le sien. Dès-lors je la portai toujours, car, jusqu’à l’époque où je la quittai, ses forces ne revinrent pas.

Bientôt arriva un moment où la signora me sembla moins légère et l’escalier plus difficile à monter. Ce n’était pas elle qui augmentait de volume, c’était moi qui perdais mes forces au moment de l’entourer de mes bras. Je n’y comprenais rien d’abord, et puis bientôt je m’en fis de grands reproches à moi-même ; mais mon émotion était insur-