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LA DERNIÈRE ALDINI.

pris-je, le vent souffle de sirocco. Il fait beau pour vous, ce soir. — Elle tourna vers moi un regard accablant en disant : — Je ne t’ai pas demandé le temps qu’il fait. Depuis quand me donnes-tu des consultations ? — La lutte était engagée, je ne reculai point. — Depuis que vous semblez vouloir vous laisser mourir, répondis-je avec véhémence. Elle parut céder à une force magnétique, car elle pencha sa tête languissamment sur sa main et me dit d’une voix éteinte de faire avancer la gondole.

Je l’y transportai. Salomé voulut la suivre. Je pris sur moi de lui dire d’un ton absolu que sa maîtresse lui commandait de rester près de la signora Alezia. Je vis la signora rougir et pâlir tandis que je prenais la rame et que je repoussais avec empressement le perron de marbre qui bientôt sembla fuir derrière nous.

Quand je me vis seulement à quelques brasses de distance du palais, il me sembla que je venais de conquérir le monde, et que les importuns écartés, ma victoire était assurée. Je ramai con furore jusqu’au milieu des lagunes sans me détourner, sans dire un seul mot, sans reprendre haleine. J’avais bien plutôt l’air d’un amant qui enlève sa maîtresse que d’un gondolier qui conduit sa patronne. Quand nous fûmes sans témoins, je jetai ma rame, et laissai la barque s’en aller à la dérive ; mais, là, tout mon courage m’abandonna, il me fut impossible de parler à la signora, je n’osai même pas la regarder. Elle ne me donna aucun encouragement, et je la ramenai au palais, assez mortifié d’avoir repris le métier de barcarole sans avoir obtenu la récompense que j’espérais.

Salomé me montra de l’humeur et m’humilia plusieurs fois, en m’accusant d’avoir l’air brusque et préoccupé. Je ne pouvais dire une parole à la signora sans que la camériste ne me reprît, prétendant que je ne m’exprimais pas d’une manière respectueuse. La signora, qui prenait toujours ma défense, ne parut pas seulement s’apercevoir, ce soir-là, des mortifications qu’on me faisait éprouver. J’étais outré. Pour la première fois, je rougissais sérieusement de ma position, et j’eusse songé à en sortir, si l’invincible aimant du désir ne m’eût retenu en servage.

Pendant plusieurs jours, je souffris beaucoup. La signora me laissait impitoyablement exténuer mes forces à la faire courir sur l’eau, en plein midi, par un temps d’automne sec et brûlant, en présence de toute la ville, qui m’avait vu long-temps assis dans sa gondole, à ses pieds, presque à ses côtés, et qui me voyait maintenant couvert de sueur, retourner de la sublime profession de barde au dur mé-