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tien ne le fut jamais, parce que je dédaigne cet or devant lequel tu t’es incliné, parce que je suis plus grand que toi aux yeux de la femme que tu as possédée. Malgré tout l’orgueil de ton sang, tu as courbé le genou devant elle pour obtenir ses richesses ; et quand tu as été riche par elle, tu l’as brisée et humiliée. C’est la conduite d’un lâche, et la mienne est celle d’un véritable noble, car je ne veux de toutes les richesses de Bianca que son cœur, dont tu n’étais pas digne. Et moi, je refuse ce que tu as imploré, afin de posséder ce qui est au-dessus de toutes choses à mes yeux, l’estime de Bianca. Et je l’aurai, car elle comprendra combien mon ame est au-dessus de celle d’un patricien endetté. Je n’ai pas de patrimoine à racheter, moi ! Il n’y a pas d’hypothèques sur la chaloupe de mon père, et les habits que je porte sont à moi, parce que je les ai gagnés par mon travail. Eh bien ! c’est moi qui serai le bienfaiteur, et non pas l’obligé, parce que je rendrai le bonheur et la vie à ce cœur brisé par toi, parce que je saurai me faire bénir et honorer, moi valet et amant, tandis que tu as été maudit et méprisé, toi époux et seigneur.

Un léger bruit me fit tourner la tête. Je vis derrière moi la petite Alezia, qui traversait la galerie en traînant une poupée plus grande qu’elle. J’aimais cet enfant, malgré son caractère altier, à cause de l’amour qu’elle avait pour sa mère. Je voulus l’embrasser ; mais, comme si elle eût senti dans l’atmosphère la réprobation qui, dans cette maison, pesait sur moi depuis deux jours, elle recula d’un air courroucé, et s’enfuyant comme si elle eût eu quelque chose à craindre de moi, elle se pressa contre le portrait de son père. Je fus étonné en cet instant de la ressemblance que la jolie petite tête brune avait déjà avec la figure hautaine de Torquato, et je m’arrêtai pour l’examiner avec un sentiment de tristesse profonde. Elle aussi semblait m’examiner attentivement. Tout d’un coup elle rompit le silence pour me dire d’un ton aigre et avec une expression d’indignation au-dessus de son âge : — Pourquoi donc avez-vous volé la bague de mon papa ?

En même temps elle alongeait son petit doigt vers moi pour désigner une belle bague en diamans montée à l’ancienne mode, que sa mère m’avait donnée quelques jours auparavant, et que j’avais eu l’enfantillage d’accepter ; puis, se retournant et se dressant sur la pointe des pieds, elle posa le bout de son doigt sur celui du portrait, qui était orné de la même bague exactement rendue, et je m’aperçus que l’imprudente Bianca avait fait présent à son gondolier d’un des plus précieux joyaux de famille de son époux.