Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 12.djvu/632

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
628
REVUE DES DEUX MONDES.

reflètent elles-mêmes cette bigarrure de la montagne. Ainsi, à une heure et demie de Pamiers, la cité la plus monacale qui existe en France, quoiqu’on n’y aperçoive plus de moines, nous avons la ville toute bureaucratique de Foix, essentiellement peuplée de commis et de fonctionnaires, où il ne resterait pas pierre sur pierre, si vous en enleviez la préfecture, le tribunal, la mairie, la gendarmerie, la prison et le collége. À une heure de Foix s’élève Lavelanet, c’est-à-dire un Manchester en embryon, où tout le monde carde, file ou tisse, et qui ressemble à un faubourg de Rouen ou de Sedan, transplanté d’une seule pièce à deux cents lieues. Mais, au cœur des montagnes, les transitions sont encore plus brusques, et les contrastes plus frappans. Voici un village d’agriculteurs, un autre de muletiers, un troisième et un quatrième de mineurs, ayant chacun son cachet, son originalité. À droite, une commune dont les habitans sont renommés par leurs habitudes rangées, par leur économie et leur sobriété ; on y reconnaît universellement comme axiome cette parole de Job, que l’homme est né pour travailler comme l’oiseau pour voler, en y ajoutant pour commentaire la devise d’Harpagon, qu’il faut manger pour vivre, et non vivre pour manger. À gauche, à un quart de lieue, dans cette autre commune, tout le monde pense comme Grégoire, tout le monde adopte le refrain de Robert, que l’or est une chimère et qu’il faut savoir s’en servir. À Sem, tous les chefs de famille, quoiqu’ils ne sachent pas lire, sont familiers avec les mystères du code de procédure ; la nature les a tous faits procureurs. Dans celui de Goulier, tous sont nés gastronomes, et des plus dévorans ; à table, mais aussi en champ-clos, avec leurs épaules carrées, leur humeur altière et leur estomac indomptable, ils tiendraient tête, non pas seulement aux héros d’Homère ou aux guerriers du grand Odin, mais, s’il le fallait, à Polyphème. Le médecin le plus renommé du pays m’a communiqué le menu de quelques déjeuners, dîners et goûters auxquels il avait assisté, et qui feraient reculer d’effroi tous les géans et tous les ogres qui ont paru sur le boulevart ; et, par exemple, il me citait un des hommes les plus recommandables, les plus comme il faut de la vallée, qui, au sortir d’un repas de noce, avait avalé jusqu’aux os, par passe-temps, une oie et un jambon, en attendant le souper. « J’ai vu, me disait ce docteur, deux mineurs de Goulier engloutir, à la table d’un cabaret, chacun dix kilogrammes de viande, cinq kilogrammes de pain et quinze litres de vin (le litre pèse un kilogramme) ; la carte de ce dîner s’élevait donc en poids à soixante livres par tête. Vous avez dans les salons de