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REVUE. — CHRONIQUE.

vertus dont elle fût capable, si ce sont des vertus : l’oubli du lendemain, l’emploi de l’heure présente, la recherche des biens naturels, l’usage réglé des plaisirs, l’art d’être heureux selon Aristippe et selon Épicure. Ceux à qui nous devons ce portrait l’ont fait sans trop y songer, ne voulant que s’amuser d’eux-mêmes et un peu des autres ; ils ont été, en se jouant, les peintres de leur siècle, ses vrais, presque ses seuls poètes, ce qui eût fort surpris assurément, si on le leur eût dit, les écrivains aux grandes prétentions tragiques, épiques et autres, chefs reconnus et comme brevetés de la littérature impériale.

Cela leur fut insinué, une fois entre autres, avec beaucoup de grâce et d’esprit, dans une pièce qui vous montrera comme aux prises les deux partis poétiques que je me suis attaché à distinguer. C’est une élégie de Properce, adressée au poète Ponticus. Mais qu’est-ce, me demanderez-vous, la question est naturelle, que le poète Ponticus ? Un de ces faiseurs d’épopées, nommés en si grand nombre par Ovide, dans ses mémoires en vers, qu’il appelle ses Tristes, ou qu’il date du Pont ; aussi célèbre en son temps, aussi ignoré du nôtre que Priscus, Largus, Lupus, Carus, Montanus, Tuticanus, Camerinus, tous grands poètes épiques, comme on disait alors. Apparemment que Ponticus, du haut de la Thébaïde qu’il construisait, regardait avec quelque dédain les vers élégiaques de Properce, écrits sans dessein et sans suite, au gré de la passion de chaque jour, mais qui la rendaient si énergiquement. Vous allez voir avec quel heureux mélange de déférence respectueuse et de malice, Properce remet Ponticus à sa place et prend lui-même son rang.
« Tandis que tu chantes, Ponticus, la Thèbes de Cadmus, avec ses tristes guerres, ses fratricides combats, et que, sur mon bonheur, tu menaces de disputer le prix même à Homère, si toutefois la destinée se montre douce pour tes vers ; moi, selon ma coutume, je songe à mes amours, et cherche à écrire quelque chose sur les rigueurs de ma maîtresse. Ce n’est pas comme toi le génie, c’est la passion qui me gouverne et me force de déplorer sans cesse les misères de ma vie. Ainsi se consument mes jours, je ne cherche point d’autre gloire, d’autre titre à la durée de mes œuvres et de mon nom. Qu’on dise, Ponticus, que seul j’ai su plaire à une docte fille, que j’ai quelquefois éprouvé ses injustes emportemens. Que je devienne l’assidue lecture de l’amant maltraité qu’instruiront mes disgraces. Mais toi, si quelque jour, l’enfant cruel venait à te percer de ses flèches trop sûres, triste sort que puissent ne jamais filer pour toi mes divinités tu pleurerais, infortuné, tes sept chefs avec leurs bataillons languissant loin de toi et pour jamais dans la poussière et le silence ; tu voudrais composer de tendres vers, il serait trop tard, l’amour ne t’en dicterait point. Alors je ne te semblerais plus un si humble poète, tu m’admirerais, tu me préférerais aux plus grands génies de Rome, comme fera la jeunesse romaine, qui ne pourra s’en taire sur mon tombeau, et viendra s’y écrier : Ici tu reposes, grand poète, qui chantas nos ardeurs. Crains donc de mépriser trop orgueilleusement mes vers : l’amour fait quelquefois payer cher sa venue trop tardive. »
Dum tibi Cadmeæ dicuntur, Pontice, Thebæ, etc.[1].
  1. El., i, vii.