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dans un moment unique l’œuvre de l’intelligence et l’œuvre de la parole, mener de front l’émotion et l’image, c’est confondre l’étude et l’enseignement, c’est tenter l’impossible, c’est se placer dans la nécessité d’être deviné, c’est laisser l’œuvre inachevée, et confier au lecteur le soin d’arrêter les contours d’une pensée indécise. Assurément je suis loin d’embrasser dans le reproche d’obscurité le volume entier de M. Sainte-Beuve ; car si toutes les pièces de ce volume étaient voilées du nuage dont je parle, le poète jouerait le rôle de sphinx, et moi le rôle d’Œdipe ; à moins de m’attribuer une pénétration surnaturelle, je n’aurais pas entrepris l’analyse des Pensées d’Août. Mais si M. Sainte-Beuve n’avait pas pris possession de la sympathie publique par les Poésies de Joseph Delorme et par les Consolations, bien des lecteurs refuseraient peut-être d’étudier, comme il le mérite, son nouveau volume, et se sentiraient découragés. Cette obscurité, dont je crois avoir indiqué l’origine, se compose de trois élémens : de l’impropriété des termes, de l’oubli de l’analogie dans l’évolution des images, et parfois de la violation des lois de la syntaxe. M. Sainte-Beuve connaît aussi bien que personne le sens des mots, et cependant il lui arrive de les employer comme s’il marchait à tâtons dans le vocabulaire de notre langue, comme s’il ignorait ce que permet, ce que défend la synonymie. Il emploie adjectivement des participes qui ne devraient jamais se montrer qu’avec un régime ; il applique aux choses des épithètes qui, pour avoir un sens clair, doivent qualifier exclusivement les personnes. Ces remarques, je le sais, sembleront puériles à bien des lecteurs, mais M. Sainte-Beuve a trop sérieusement étudié les procédés de notre langue pour ne pas comprendre l’importance et la sincérité de mes reproches. Dans la pièce adressée à Victor Pavie, dont la pensée prise en elle-même est pleine d’animation et de vérité, il compare les émotions confuses de l’ame adolescente tantôt à l’orgue majestueux qui bégaie avant de chanter, tantôt à l’écume de l’Océan, puis aux brumes qui enveloppent la cime des forêts, et ces trois comparaisons, dont une seule aurait suffi à traduire sa pensée, se croisent, se contrarient, se contredisent, si bien que l’esprit, comme un nageur qui croirait toucher la rive et qui perdrait pied, se remet en course avec impatience et maudit cette fatigue imprévue. Que le poète choisisse à son gré, pour exprimer les espérances tumultueuses d’une ame adolescente, le bégaiement de l’orgue, l’écume de l’Océan ou les flocons de la brume, il ne fait qu’user de son droit, et pourvu qu’il manie habilement l’image choisie, la critique n’a rien à lui reprocher. Mais s’il mêle en un seul écheveau trois symboles contra-