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jamais défaut ; ainsi de Lablache. Quant à Rubini, on n’en saurait rien dire, sinon qu’il semble prendre à tâche de déconcerter ceux qui l’écoutent. Cette année encore, cette voix magnifique a gagné en portée, en étendue, en ampleur. Le croira-t-on ? Rubini a trouvé moyen d’inventer des effets inouis et de se surpasser lui-même. Ainsi, dernièrement, au milieu de la cavatine de Niobé, sa voix, s’élançant tout à coup hors des limites accoutumées, est allée saisir, on ne sait où, une note merveilleuse, qui fera le désespoir de tous les ténors du monde. Il Barbiere et la Sonnanbula ont donné à Mme Taccani l’occasion de déployer un organe agréable, auquel on peut reprocher de manquer de vibration et de force expressive, mais non de souplesse et de légèreté. Les dilettanti purs font un grand mérite à Mme Taccani de sa diction réservée et calme et de son chant irréprochable, où transpirent çà et là certaines bonnes traditions de l’ancienne école italienne. Pour nous, dont les souvenirs ne remontent guère au-delà de la Pasta, de la Sontag et de la Malibran, nous avouons à notre grande honte que nous restons froids devant tous ces admirables trésors de saine méthode que vantent nos pères, et qui deviennent de plus en plus inappréciables à la génération nouvelle qui fréquente le Théâtre-Italien.

Ensuite sont venus à tour de rôle la Gazza, la Norma, et dernièrement enfin Otello. Nous avons dit plus d’une fois notre pensée sur cet admirable ouvrage. Il y a dans les premières œuvres de Rossini un éclat de style, une profusion de mélodie, qui vous éblouissent ; il ne compose pas encore, il chante ; tout le secret de son œuvre est dans sa verve et sa facilité de produire. Voyez le troisième acte d’Otello ; où trouver, dans les partitions qu’il a faites plus tard dans la maturité du génie, un fragment aussi parfait, et d’où l’unité rayonne d’une aussi belle façon ? Ce troisième acte d’Otello a dû sortir d’un seul jet du cerveau du maître ; on ne s’y prend pas à deux fois pour de pareilles œuvres. Il y a pour le génie une époque où la jeunesse et l’inspiration tiennent lieu de toute autre qualité. L’œuvre peut se produire alors sans traverser les périodes ordinaires ; tout le travail s’accomplit à la même heure simultanément ; la spontanéité en fait l’harmonie. Lorsqu’on entend cette musique pour la première fois, on se demande, préoccupé par les caractères de la tragédie, pourquoi le maître italien n’a point abordé plus franchement la pensée de Shakspeare. On en veut tout d’abord à Rossini d’avoir laissé dans l’ombre la figure de Iago, et négligé peut-être un peu trop, durant les premiers actes, le personnage de Desdemona. Ensuite, comme il faut que l’homme cherche toujours ses jouissances hors du domaine qui s’étend devant lui, grâce à cette manie qui travaille notre espèce, de regarder au-delà de tous les horizons, on en vient à se bâtir un Otello en cinq actes, et conçu dans le système usité aujourd’hui à l’Opéra fran-