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REVUE DES DEUX MONDES.

Je suis tombée au fond de l’effrayant abîme.

Gémissez, gémissez, mes sœurs, profondément,
Mais si plaintif que soit votre gémissement,
Si poignantes que soient vos douleurs et vos peines,
Elles ne seront pas si vives que les miennes,
Elles ne coulent pas d’un fond plein de douceur,
Et n’ont pas comme moi l’amour seul pour auteur.
Ah ! pourquoi de l’amour ai-je senti la flamme ?
Pourquoi le lâche auquel j’ai livré ma jeune ame,
L’homme qui m’entraîna du logis paternel,
Méprisant sa parole et les feux de l’autel,
M’a-t-il abandonnée à la misère infime ?
Je n’aurais point, le front battu des vents du crime,
Pour sauver mon enfant comme Agar au désert,
Faute d’ange, trouvé le chemin de l’enfer.

Et partout l’on nous dit : — Allez, femmes perdues !
Et les femmes, nos sœurs, en passant par les rues,
S’éloignent devant nous avec un cri d’horreur ;
Nous troublons leur pensée et nous leur faisons peur.
Ah ! nous les détestons ! Ah ! quelquefois nous sommes
Malheureuses au point qu’au front même des hommes
Il nous prend le désir d’attenter à leur peau,
De mettre avec nos mains leur visage en lambeau.
Car nous savons d’où vient leur épouvante sainte,
Nous savons que beaucoup ne tiennent qu’à la crainte
De déchoir dans le monde et de perdre leur rang,
Et que cette terreur est un ressort puissant
Que plus d’une avec soin, en mère de famille,
Dès le premier jupon passe au corps de sa fille.

Mais à quoi bon vouloir, par la plainte et les cris,
Nous venger des regards dont nos cœurs sont flétris ?
Les malédictions retombent sur nos ames,
Sous le poignet de l’homme et le mépris des femmes.
Ah ! quoi que nous disions, nous aurons toujours tort,
Et nous ne pourrons rien changer à notre sort ;