Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 9.djvu/68

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
64
REVUE DES DEUX MONDES.

de colonnes et tant de portiques ? N’était-ce pas bâtir un palais à propos d’un égout ?

Ainsi disait la foule ; mais les architectes n’écoutaient pas, car ils avaient conscience de leur œuvre. Ils avaient compris que dans cette existence d’hospice où l’instinct de la famille et du chez soi ne peut trouver satisfaction, et où la vie est réduite à une commensalité de régiment, il fallait suppléer par quelque chose à l’effacement de l’individualité et de l’esprit de possession. Si là le pauvre n’avait plus à lui sa chambre étroite qu’il pût arranger à sa manière, son lit de paille où il lui fût permis de dormir selon sa fantaisie, sa table boiteuse sur laquelle il eût la liberté de manger à son heure, il fallait au moins le dédommager de ces pertes d’indépendance par le spectacle de sa nouvelle demeure, par l’espèce d’orgueil ingénu qu’il pouvait éprouver à l’habiter, par le bien-être mystérieux que jette en nous l’aspect de tout ce qui est noble, riche et grand ; il fallait qu’il s’astreignît à un ordre et à une propreté uniformes, par cela seul que ce qui l’entourait était trop beau pour se passer d’ordre et de propreté. Et, qui ne sait l’action des objets qui frappent habituellement nos yeux sur notre vie intérieure ? N’est-ce rien, croyez-vous, pour les joyeux et pauvres lazaroni que de dormir sous des colonnades de marbre devant le golfe enchanté de Naples ? Il y a dans la poésie des formes quelque chose qui caresse l’ame par l’intermédiaire du regard et lui inspire plus de sérénité. Le monde extérieur est une sorte de moule dont nos pensées prennent l’empreinte à force de s’y heurter.

Tout à cette pensée, les architectes continuaient le nouvel hospice d’après le plan qu’ils avaient conçu. Bientôt il apparut dans son entier, tout brodé de frontons, tout dentelé de galeries, et dominant la rive ombreuse de Saint-Sébastien. Le colosse était debout, mais ce n’était point assez, il restait à lui donner la vie. Tous les arrangemens intérieurs étaient à faire. Autant il avait fallu de spontanéité pour trouver l’ensemble, autant il était besoin maintenant de minutieuse prévoyance pour exécuter les détails. Il fallait devenir femme par l’attention et la finesse, afin de ne rien laisser échapper, en conservant toutefois la force virile de la conception première. En un mot, le plan de ce grand poème de pierre achevé, il restait à l’écrire, et ce n’était pas chose facile, car il y avait là trois peuples distincts, trois natures opposées aux-