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NANTES.

pour nous un singulier tableau que ces trois cents aliénés jouissant d’une pleine liberté et paisiblement occupés à différens travaux, sans autres surveillans que quelques infirmiers. Nous parcourûmes avec le médecin un jardin anglais qu’ils avaient tracé sous la direction d’un ancien élève de l’École polytechnique, atteint lui-même d’aliénation. Au moment de notre visite, ce jardin s’achevait. M. Bouchet nous fit remarquer combien le sentiment de propriété était vif chez ces hommes. Chacun d’eux avait sa brouette dont il ne se séparait jamais, et qu’il refusait d’échanger contre une autre, comme il est d’usage dans les travaux de terrassement. Nous passâmes ensuite dans l’atelier fermé où les infirmes travaillent à l’abri. J’avoue qu’au moment où la porte se referma derrière nous, et où je me trouvai au milieu de ces cinquante vieillards aux mouvemens fiévreux, aux lèvres murmurantes et aux yeux égarés, j’éprouvai une sorte de malaise. Nous étions seuls, et tous ces hommes étaient armés d’instrumens qui, dans leurs mains, pouvaient devenir des armes terribles. Involontairement mes yeux se retournèrent vers le seuil et vers le portier qui tenait encore ses clés à la main. Le médecin suivit mon regard.

— Ce portier lui-même est fou, me dit-il en souriant. Je tressaillis.

— Et vous vous confiez à lui !

— Entièrement. Ma confiance même est ma garantie. Depuis qu’il a les clés en son pouvoir, leur garde est devenue pour lui comme une folie nouvelle ; il ne s’occupe plus d’autre chose ; ces fonctions lui ont donné de l’importance à ses propres yeux ; il s’estime et se considère.

— Et les autres ?

— Par la même raison, les autres le respectent. Depuis qu’il est portier, c’est pour eux un supérieur ; ils le saluent et ne le tutoient plus, tant l’idée a encore de pouvoir sur ces têtes désorganisées.

Nous nous rendîmes de l’atelier dans la salle des femmes ; nous les trouvâmes occupées à coudre et à broder. Toutes se levèrent à notre entrée et nous rendirent notre salut avec une politesse élégante et timide. J’avais peine à me persuader que je fusse au milieu d’insensées, et j’éprouvais l’embarras d’un étranger indirectement présenté dans un salon où il ne connaît personne. Quand nous sortîmes :