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REVUE DES DEUX MONDES.

— Et ce sont là tous vos fous ? demandai-je.

— Tous.

— Vous n’en renfermez aucun ?

— Nous n’avons même pas de loges.

— Et comment êtes-vous parvenu à leur inspirer cette tranquillité, ce sentiment d’ordre et de propreté que nous avons admiré partout.

— Par l’imitation, l’amour-propre et le bien-être. À part quelques crises que l’on peut le plus souvent prévenir, mes fous sont tranquilles. À la vérité, je ne néglige rien pour les arracher à leur préoccupation habituelle. Je ne les laisse point vivre de leur existence propre, je les force à une existence factice qui leur vient de moi ; je suis leur centre, leur cerveau. Ces hommes sont mes fibres, il n’y a ici que moi qui pense, qui vive. Je ne leur permets pas de s’arrêter à une idée qui pourrait flatter leur manie ; il faut qu’ils dorment ou qu’ils travaillent. Je les prends au lit dès que le premier rayon de soleil leur ouvre les yeux, et je ne les rends au dortoir que les yeux déjà clos par la fatigue. Pendant quelque temps le dimanche m’a gêné ; je ne savais que faire de leur esprit ce jour-là. J’ai voulu les forcer à continuer leurs travaux, mais ils ont résisté : l’habitude du repos était un pli d’enfance ; il eût fallu faire violence, sinon à des croyances, du moins à des coutumes ; c’eût été les irriter par la contradiction, et par conséquent manquer mon but : j’ai cédé. Seulement je tâche d’employer ce jour à des amusemens qui les occupent autant que le travail même. C’est le dimanche qu’on leur paie, en fruits ou en tabac, l’ouvrage exécuté pendant la semaine. Chacun est rétribué selon ses œuvres, et je maintiens ainsi l’ardeur du travail par des primes d’encouragement accordées à la gourmandise. Quant aux fous accoutumés à une vie élégante, et que je ne pourrais soumettre à des travaux manuels sans transformer à leurs yeux l’hospice en un bagne, ils ont la musique, la lecture, la gymnastique et la promenade. J’écarte tout ce qui pourrait rappeler la captivité à ces imaginations délicates et faciles à effaroucher. Leurs portes ferment solidement, mais sans en avoir l’air, et j’ai évité jusqu’à l’apparence de la serrure. Les grilles placées devant leur foyer pour leur interdire le contact du feu semblent être là comme ornemens. Toutes ces terres que vous voyez encore arides seront