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TROISIÈME LETTRE.

Il nous faut un principe pour vivre, parler, remuer et arriver. Qui vous l’a donné, ce mot d’ordre ? Est-ce votre conscience ? touchez là, nous périrons ou arriverons. Est-ce votre bourse ? qui me répond de vous ?

La Gingeole se lève un matin, ayant songé qu’il était sous-préfet. Il gouvernait en rêve, portant habit à fleurs, l’épée, et cela lui allait ; il se mire, se rase, regarde autour de lui, point de royaume ; il lui en faut un. La Gingeole appelle sa femme, lui cherche noise, la rosse, commencement d’administration. La femme rossée se venge, rien de plus naturel ; Tristapatte est jeune, bien bâti ; d’aucuns prétendent qu’avant l’offense la femme s’était déjà vengée. Mauvais propos ; La Gingeole en profite, prend la clé, sort, rentre sans bruit, surprend les coupables et pardonne, à condition d’être sous-préfet, car Tristapatte a du crédit, au moins le dit-il quand on l’écoute. Tristapatte va chez le ministre, et lui parle à peu près ainsi ;

« J’ai fait grand tort à un de mes amis que je désire en dédommager, et qui désire être sous-préfet ; j’écris depuis six mois tous les jours, là où vous savez, en votre honneur et gloire. Donnez-moi une sous-préfecture pour La Gingeole, à qui j’ai fait le tort que vous savez peut-être aussi ; sinon, demain, je vous attaque, et de telle façon, monseigneur, que si je vous flagornai six mois, je vous déflagornerai en six jours.

— Mais, dit le ministre, La Gingeole est un sot.

— C’est vrai ; mais nommez-le ce soir : il ne sera plus qu’une bête demain.

— Mais on va se moquer de moi ; on criera au passe-droit, on me dira des injures.

— C’est vrai ; mais je vous soutiendrai.

— La belle avance, si d’autres m’insultent !

— Aimez-vous mieux que je sois de ceux-là ?

— Ma foi, peu m’importe, comme vous l’entendrez. »

Tristapatte sort, court à La Gingeole ; Vous serez nommé, dit-il, ou le ministre y mourra. Il écrit, tempête, coupe, taille ; voilà six mille bons bourgeois, habitués à le lire sur parole, qui frottent leurs lunettes, puis leurs yeux, ouvrent leur journal, le referment, voient la signature, et se disent : « C’est bien là mon journal ; apparemment que j’ai changé d’opinion. »