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d’idée. Je lui ai parlé du beau chat angora que j’ai vu dans votre salon et qui vous caressait pendant que vous lisiez sa lettre, si bien que vous lui avez donné un grand coup de pied pour le renvoyer. Ma maîtresse n’aime pas du tout les chiens ; mais, en revanche, elle a l’amour des chats. Il lui a pris une si grande envie d’avoir le vôtre, que vous devriez lui en faire cadeau ; je suis sûre que cela l’occuperait et l’égaierait pendant quelques jours.

— S’il ne faut que mon chat, répondis-je, pour consoler ta maîtresse de mon absence, le mal n’est pas bien grand, et le remède est facile. Sois bien sûre, Lila, que je me conduirai avec ta maîtresse comme un père et un ami. Aie confiance en moi, mais laisse-moi la rejoindre, car elle m’attend peut-être.

— Oh ! monsieur Lélio, encore un mot. Si vous voulez que mademoiselle vous écoute, n’allez pas lui dire que les gens du peuple valent les gens de qualité. Elle est entichée de sa noblesse… Que cela ne vous donne pas mauvaise opinion d’elle, c’est une maladie de famille ; ils sont tous comme cela dans la maison Grimani. Mais cela n’empêche pas ma jeune maîtresse d’être bonne et charitable. C’est seulement une idée qu’elle a dans la tête, et qui la fait entrer dans de grandes colères quand on la contrarie. Figurez-vous qu’elle a déjà refusé je ne sais combien de beaux jeunes gens bien riches, parce qu’elle dit qu’ils ne sont pas assez bien nés pour elle. Enfin, monsieur Lélio, dites d’abord comme elle à tout propos, et bientôt vous lui persuaderez tout ce que vous voudrez. Ah ! si vous pouviez la décider à épouser un jeune comte qui l’a demandée en mariage dernièrement !…

— Le comte Hector, son cousin ?

— Oh ! non ! celui-là est sot, et il ennuie tout le monde, jusqu’à ses chiens, qui bâillent dès qu’ils l’aperçoivent.

Tout en écoutant le babil de Lila, que mes manières paternelles avaient complètement mise à l’aise, je l’entraînais vers le lieu du rendez-vous. Ce n’est pas que je ne l’écoutasse avec beaucoup d’intérêt ; tous ces détails, puérils en apparence, étaient fort importans à mes yeux, car ils me conduisaient par induction à la connaissance de l’énigmatique personnage à qui j’avais affaire. Il faut avouer aussi qu’ils refroidissaient beaucoup mon ardeur, et que je commençais à trouver bien ridicule d’être le héros d’une passion, en concurrence avec le premier jouet venu, avec mon chat Soliman, et qui sait ? peut-être avec le cousin Hector lui-même au premier jour. Les conseils de Lila étaient donc précisément ceux que je me donnais à moi-même et que j’avais le plus envie de suivre.