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toire. « Y avait-il des rois, des nobles, des patriciens et des plébéiens, demande-t-il[1] avant qu’il y eût des peuples ?… Patriciat, noblesse, royauté, toute prérogative en un mot qui prétend ne relever que de soi, se soustraire à la volonté, à la souveraineté du peuple, est un attentat contre la société. » Et que doit être la société ? l’organisation de la fraternité. Or, comme l’auteur du Livre du Peuple ne voit encore dans aucune des sociétés humaines la fraternité organisée, il en conclut le règne absolu du mal dans le présent comme dans le passé. Cet anathème lancé contre toute l’histoire du genre humain manque de justice. Sans doute le mal est dans l’histoire, dans la vie des peuples comme dans celle des individus, mais non pas d’une manière absolue ; autrement la vitalité sociale serait corrompue et tarie dans sa source. Dans toute société il y a l’intention du bien et le principe du droit. Mais cette intention et ce principe sont contrariés dans leurs effets et dans leur cours, et l’histoire trouve son intérêt et sa moralité dans une succession de progrès et de chutes, de déviations et de redressemens. Que nous eussions voulu que M. de La Mennais employât la magie de sa plume à évoquer sous les yeux du peuple les principales scènes du passé, mettant à côté d’une vive peinture un enseignement grave et concis ! C’est au peuple qu’il faut conter l’histoire, pour éclairer son esprit et élever son ame : l’histoire ne sera pas avare pour lui de consolations, d’encouragemens, de jouissances ; elle pourra lui inspirer du courage sans colère, de la patience sans langueur, de l’émulation sans envie ; elle lui montrera avec une incorruptible équité que la vraie puissance a toujours été le prix de l’intelligence et du travail.

Il était inévitable que M. de La Mennais, ne prenant pas l’histoire pour le point de départ nécessaire des progrès qu’il désire, prêtât à l’avenir qu’il appelle, les traits les plus incertains. « Votre tâche, la voici, dit-il au peuple ; elle est grande. Vous avez à former la famille universelle, à construire la cité de Dieu, à réaliser progressivement par un travail ininterrompu son œuvre dans l’humanité[2]. » Mais qu’est-ce que la cité de Dieu ? J’entends très bien qu’au ve siècle, un illustre chrétien, voulant fermer la bouche aux païens qui imputaient la ruine de l’empire aux destructeurs du culte des dieux, ait voulu établir que, dans la nature des choses, il y avait deux cités, la cité de Dieu et la cité de l’homme ; que celle de l’homme avait été enfantée par

  1. Pag. 83.
  2. Pag. 35.