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tainement le roman de Werther a causé des suicides, mais ce roman ne serait pas né, si la manie du suicide et la mélancolique disposition qui l’enfantait n’eussent existé en Allemagne ; de même, s’il n’y avait pas eu de chevalerie, il n’y aurait pas eu de littérature chevaleresque.

Ce qui pourrait le plus faire douter de la réalité de la chevalerie sont les regrets de ce que le beau temps de cette institution est passé. En remontant ainsi de siècle en siècle depuis la fin du moyen-âge jusqu’à son commencement, on trouve toujours des poètes qui déplorent la décadence de la chevalerie jusqu’à ce qu’on arrive à une époque où la chevalerie n’est pas encore ; on la voit reculer devant soi dans le passé et s’évanouir comme un âge d’or imaginaire. En serait-il de cet âge d’or comme du paradis terrestre ? On l’avait placé au centre de l’Asie ; mais les voyageurs ne l’ayant pas trouvé, force fut bien de le porter plus loin, dans les Indes, et au-delà. Christophe Colomb, en touchant au continent de l’Amérique, ne doutait pas que les fleuves dont il voyait les embouchures ne descendissent du paradis terrestre, situé sur une montagne, dans ce continent ignoré ; lorsqu’on y eut pénétré, il fallut bien reconnaître que le paradis n’existait pas sur la terre. S’il en est de l’idéal chevaleresque comme de l’Eden, l’existence de la chevalerie n’en est pas moins un fait incontestable ; les sentimens, les mœurs et l’organisation de la chevalerie sont des réalités historiques.

Certains passages des écrits des troubadours feraient croire que l’amour chevaleresque n’a jamais existé que dans l’imagination. Chez Marcabrus, le plus ancien d’entre eux, on trouve déjà des plaintes sur la décadence de cet amour dans la Guyenne et dans la France ; déjà, selon lui, les mauvaises doctrines prévalent. Il ne faut pas en conclure que l’amour chevaleresque n’a pas eu d’existence réelle ; les faits démentiraient cette incrédulité. Je citerai l’histoire d’un troubadour célèbre, de Geoffroy de Rudel ; je traduis littéralement sa biographie provençale.

« Geoffroi de Rudel fut un très noble seigneur, prince de Blaye. Il s’enamoura de la comtesse de Tripoli sans la voir, pour la grande bonté et la grande courtoisie qu’il en ouït dire par les pèlerins qui revenaient d’Antioche. Il composa sur elle mainte bonne chanson avec de beaux airs. Par désir de la voir, il se croisa et se mit en mer. Tandis qu’il était sur le vaisseau, il fut pris d’une grande maladie, de sorte que ceux qui étaient avec lui pensèrent qu’il mourrait dans le trajet. Mais ils firent tant qu’ils le conduisirent jusqu’à Tripoli, et le déposèrent comme mort dans une hôtellerie. On le fit savoir à la com-