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Prométhée est, en effet, délivré par Hercule ; mais ce Prométhée, repentant, découragé, qui se dément lui-même, conserve éternellement aux pieds et aux mains un fragment de la pierre du Caucase. Par cet expédient, on allait au-devant de toutes les contradictions. Le serment de Jupiter n’était-il pas maintenu à la lettre ? Le Titan avait beau reparaître dans le ciel, il n’était point délié du rocher dont il traînait un fragment avec lui. Ce sophisme transporté dans l’art, contrairement à la simplicité du génie grec, n’est-il pas la preuve la plus évidente de l’impossibilité où le paganisme était de trouver un dénouement sérieux à son poème ?

Au contraire, en complétant par le christianisme la tradition de Prométhée, on se conforme à la suite naturelle des révolutions religieuses ; on achève cette tragédie divine d’après le plan même qui a été marqué dans l’histoire par la Providence, et suivi, en effet, par l’humanité. Le poème devient ainsi l’image de la réalité même. D’ailleurs, on se rencontre dans cette idée avec l’imagination de plusieurs pères de l’église. Long-temps avant moi, un ancien commentateur d’Eschyle, l’Anglais Stanley, a remarqué que les fondateurs du christianisme se sont attachés à interpréter de cette manière la figure de Prométhée. Malgré l’horreur que le paganisme leur inspirait, ils n’ont pas laissé d’associer cette tradition à l’idée des mystères les plus sacrés des Écritures. Souvent ils ont comparé le supplice du Caucase à la passion du Calvaire, faisant ainsi de Prométhée un Christ avant le Christ. Parmi ces autorités, celle de Tertullien est surtout frappante. Deux fois, en annonçant aux gentils le Dieu des martyrs, il s’écrie : Voici le véritable Prométhée, le Dieu tout-puissant, transpercé par le blasphème : Verus Prometheus, Deus omnipotens, blasphemiis lancinatur. Ailleurs, et conformément à la même idée, il parle des croix du Caucase : Crucibus Caucasorum. Quoique exprimé en d’autres termes, le sentiment des apologistes grecs et latins est le même que celui de l’Africain. Il n’est peut-être pas inutile de dire que le principal bas-relief de Prométhée a été retrouvé dans les caveaux d’une église, parmi des tombes d’évêques et des sculptures catholiques, avec lesquelles il était confondu depuis plusieurs siècles ; mais, sans attacher à cette circonstance plus d’importance qu’elle n’en mérite, les témoignages indiqués ci-dessus suffiraient pour montrer que l’alliance que j’ai établie entre la fable antique et les idées chrétiennes n’est pas un artifice de la fantaisie moderne ; qu’elle repose, au contraire, sur une sorte de tradition, et, j’ose le dire, sur la nature intime des choses

Pour s’en mieux convaincre, on pourrait rechercher les vestiges