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creusées par de petites passions dans le cœur du grand roi, mais l’ensemble du grand roi est grand.

Si M. Eugène Sue avait voulu se mettre à distance et lever les yeux, il aurait vu que, dans tout l’espace embrassé par son histoire, c’est-à-dire de 1660 à 1715, toute la chaîne des évènemens, bien loin de se briser à chaque instant pour se raccrocher à je ne sais quels hasards d’antichambre ou de petits appartemens, se dévide d’une manière continue autour du même fait capital. Le règne de Louis XIV, dans quelque ordre de faits qu’on le suive, c’est l’avènement, c’est le règne de l’unité. Par un admirable concours de circonstances, toutes les choses alors existantes arrivent à leur point de maturité ; toute force active et jusque-là flottante trouve son point fixe ; tout mouvement se régularise ; en tout l’autorité se révèle et s’établit. En matière de langue, des écrivains modèles déterminent le point de perfection où il est donné à l’idiome d’arriver. En législation, des codes nouveaux règlent les procédures et fixent les droits ambigus. En matière militaire, la discipline s’introduit dans les armées, ainsi que le costume uniforme. L’art de la guerre se régularise également dans ses différentes branches, et la théorie, fondée sur l’autorité de grands exemples, réduit en traités la tactique et les fortifications : l’art devient une science. En administration, tout se classe et se conjugue sur un centre vigoureux, étroitement lié aux extrémités qui reçoivent en un instant les moindres impulsions qu’il leur envoie. Que dirai-je encore ? Quand un mouvement de cette nature et de cette importance se produit dans toutes les régions du corps social, la tête seule va-t-elle échapper à la loi commune ? Cela ne se pouvait pas, et cela n’a pas été.

Le fait qui la domine alors, cela est devenu banal, c’est la victoire de la royauté sur la féodalité. La lutte entre ces deux forces vient expirer au pied du berceau même de Louis XIV, dans les troubles ridicules de la fronde, et elle a pour résultat d’affranchir à jamais le pouvoir royal de la rivalité inquiète et mutine du château-fort. Louis XIV (et ceci est son fait personnel) achève son émancipation en l’affranchissant de la tutelle des premiers ministres, qui semblaient avoir voulu ressusciter la tradition des maires du palais. En 1661, lorsque l’orateur de l’un des corps de l’état, chargé de le complimenter sur la mort de Mazarin, lui fait cette question, qui semblait toute naturelle alors « À qui nous adresserons-nous désormais ? » Il répond tout simplement : « À moi. » C’est ainsi que Louis XIV entre dans son règne et dans l’histoire, et toute sa vie, quoi qu’on en puisse dire, n’est que le développement et la confirmation de cette parole. C’est bien là prendre possession, pour le bien comme pour le mal, de la responsabilité qui s’attache à tous les actes de son règne. C’est bien là dégager nettement la royauté de tout ce qui avait crû autour d’elle et à ses dépens, soit pour l’étouffer, soit pour l’abriter, et niveler le terrain sur lequel elle est assise de manière à ce que, seule, elle s’en détache et le domine. Par là il établit pour la première fois une sorte de régime d’égalité, non pas sans doute l’égalité telle qu’on l’entend aujourd’hui, c’est-