Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 13.djvu/525

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
521
LA LITTÉRATURE EN DANEMARK.

une figure hypocrite et vient se présenter comme domestique. L’abbé qui l’interroge lui reconnaît des dispositions et le prend pour cuisinier. Merveilleuse idée de l’abbé ! Dès le jour où le diable posa la main sur les fourneaux, tout le couvent s’épanouit comme une maison de village dans un jour de noces. Dès ce jour-là, adieu les jeûnes et le carême ; adieu les longues veillés et les maigres collations. Le savant cuisinier déclara indigne de son art et proscrivit sans rémission la fade nourriture ordonnée par les réglemens. Il employa les épices, il inventa de nouveaux raffinemens pour éveiller l’appétit blasé de ses maîtres et prolonger l’heure des repas. Dès le matin, le feu de l’enfer pétillait dans la cuisine, la table ployait sous le poids des lourds jambons et des quartiers de chevreuil, et pendant toute la journée la cave était ouverte. Les moines s’asseyaient là, entonnant une chanson bachique, et le diable, qui les traitait si bien, remarquait à leur rotondité croissante que ses efforts n’étaient pas perdus. Quelques mois se passèrent ainsi dans une douce indolence, et celui qui avait si bien installé la joie et la paresse dans le couvent, se crut en droit de demander une récompense. Il voulait être moine ; on le fit moine. Il prit le froc entre deux tonneaux et s’appela frère Ruus. Cette fois le malheureux cloître fut tout-à-fait au pouvoir de l’enfer. Le chœur fut abandonné ; l’église n’entendit plus ni chants religieux, ni prières : frère Ruus était le maître : il commandait à l’abbé, il commandait aux moines ; il buvait le jour, il courait la nuit, et il éprouvait un singulier plaisir à faire voir distinctement l’habit de religieux dans des lieux où jamais il n’eût dû apparaître. Quand il commençait ses excursions à travers champs, c’était un grand malheur pour toutes les maisons où il passait et tous les paysans avec lesquels il s’arrêtait à causer le long de la route. Son souffle envenimé répandait autour de lui la contagion, et rarement il entrait dans un village sans y susciter une querelle, ou sans y commettre quelque vol honteux. Mais un jour il devint lui-même victime de sa méchanceté. Il avait enlevé une vache à un pauvre paysan qui ne possédait rien de plus au monde. Pendant tout le jour et toute la soirée, le malheureux chercha sa vache dans la plaine et sur la colline. Quand la nuit vint, il se trouva égaré au milieu d’une forêt et se réfugia dans un tronc d’arbre. À ses pieds, il aperçut un passage souterrain ; il y descendit, et, après avoir marché long-temps, long-temps à travers des détours obscurs, il arriva à la porte de l’enfer. C’était un jour d’audience solennelle. Satan était assis sur son trône, et les émissaires qu’il avait envoyés de par le monde, venaient lui rendre compte de leurs voyages. Les uns avaient allumé la guerre civile, d’autres avaient semé la discorde entre les familles, d’autres avaient propagé l’habitude du vol, soufflé le blasphème, profané le sanctuaire, et le roi des enfers était là qui écoutait ces bulletins de crime, tantôt riant d’un rire horrible, tantôt encourageant ses ministres par un signe de tête. Tout à coup on vit s’avancer un démon portant le froc et la sandale. C’était frère Ruus. Il vint se prosterner aux pieds de son maître, et lui raconta sa vie de couvent ; tous