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sa généalogie qu’il prisait avant tout, heureux dans sa villa, connu seulement de nous par quelques traits de distraction, par quelque bêtise d’homme d’esprit, confit dans son érudition, nous serait arrivé à travers les siècles avec une réputation non-seulement d’homme supérieur, mais d’homme de bien, d’excellent homme.

Mais la morale romaine n’admettait guère les vertus douces et posées. L’ambition et la dureté de cœur étaient des devoirs. Si on se montrait indifférent aux honneurs, pauvres honneurs cependant sous les Césars ! si on abandonnait en quelque chose l’atrocité (ce mot en latin[1] est un éloge) de la discipline paternelle, de la discipline civique, de la discipline sénatoriale, de la discipline militaire (car tout à Rome marchait par la discipline), on n’était pas homme, on était segnis, mot que je ne sais pas rendre, mot qui est tout romain (l’opposé est solers, l’homme de zèle, d’ambition et de talent ). Vers la fin de la république, le goût pour les idées de la Grèce, l’esprit cicéronien, l’influence de César, tendaient à adoucir cette rudesse à la Caton. Mais ce fut le propre des empereurs et de leur temps de ranimer tous les mauvais instincts de l’esprit romain et d’éteindre les bons ; ils ne reprirent ni la régularité de mœurs, ni la religion sévère de l’ancienne Rome, ils en renouvelèrent et en exagérèrent la dureté ; on ne fut pas plus chaste que n’était César, on fut plus cruel ; ni plus ferme que Cicéron, mais moins savant et moins poli. Si on eut moins que les Fabius cette énergie qui consiste à répandre son propre sang, on poussa plus loin celle qui verse le sang d’autrui ; on fut corrompu et inhumain, impie et superstitieux, cruel et poltron ; on mit comme Caligula, vrai Romain de l’empire, toute virilité et toute énergie dans la cruauté.

Je me figure donc, au milieu de ce monde, un homme doux, il paraîtra lâche ; un studieux, fainéant ; un modeste, imbécille. C’est ainsi qu’on traita les chrétiens : comme ils ne versaient pas de sang et ne voulaient pas des honneurs, on les appela lâches et paresseux, et le crime de segnities devint presque l’équivalent du crime de christianisme. Dès son enfance on le lui dira, et, à force de l’entendre redire, il finira par le croire ; on fera entrer dans son cœur la conviction de sa faiblesse, de sa fainéantise, de sa stupidité ; il se jugera tel, et plus tard deviendra tel, lâche pour avoir laissé les autres abuser de sa débonnaireté, inerte pour avoir, par une humilité commode, accepté le reproche de paresse, qui le dispensait des affaires et lui lais-

  1. … Præter atrocem animum Catonis. (Horace.)