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son vouloir, par sa nature emportée, par la franche allure de ses passions.

Ici, permettez-moi de m’attacher au récit de Tacite. Cet homme dit les choses de telle manière, qu’il n’y a pas moyen, après lui, de les redire ou de les comprendre autrement : la vérité s’incruste dans son langage. Je ne ferai que le traduire, ce qui est déjà bien présomptueux. Ce n’est pas qu’il n’ait été traduit avec talent ; mais, comme tout au monde, une traduction est chose individuelle. Chacun y met son sens, sa façon de comprendre, sa façon de sentir ; chacun, quelque fidèle qu’il se prétende, pousse la pensée de l’auteur vers sa propre pensée ; chaque homme a son esprit, par lequel les choses ne passent pas sans en recevoir quelque teinture ; chaque homme, sa langue propre, qui ne dit rien comme la langue d’un autre. Je traduirai mal Tacite, mais je le traduirai selon ma pensée.

« Une passion voisine de la fureur avait enflammé Messaline pour le noble Silius, le plus beau de la jeunesse romaine. Afin de le tenir sous l’exclusive possession de son amour, elle avait poussé dehors, par un divorce, Junia Silana, sa femme. Silius sentait la honte et le péril ; mais une mort certaine s’il refusait, l’espérance de tromper Claude, de magnifiques promesses le décidèrent : les chances de l’avenir, les jouissances du présent, lui tenaient lieu d’autre assurance. Elle pourtant ne cachait pas son amour, venait chez lui en grand cortége, en public ne le quittait pas, lui prodiguait richesses et honneurs : il semblait qu’une révolution fût faite dans l’état ; esclaves, affranchis, tout l’attirail d’une cour, passaient de l’empereur à l’amant. »

Claude cependant faisait des choses fort utiles : il censurait, il gourmandait le peuple qui se moquait des femmes au théâtre, réprimait l’usure, faisait des aqueducs, restaurait l’antique et oubliée tradition des aruspices, dépêchait aux Chérusques un roi façonné à la romaine, embellissait l’alphabet latin du Ψ grec (psi) et du digamma éolique F. Le monde entier parlait de Messaline, lui n’en savait rien. Elle avait fait périr un préfet du prétoire qui allait l’avertir ; elle pouvait aimer ou tuer tout ce qu’elle voulait.

« Mais cette facilité lui rendait l’adultère insipide ; elle se jetait dans des débauches inouies, quand une fatalité malheureuse, la crainte d’un danger imminent qu’il croyait détourner par un autre, poussa Silius à ambitionner plus que le triste et commun avantage d’être l’amant de Messaline. « Pourquoi se cacher, lui disait-il, pourquoi laisser vieillir le prince ? » Le temps des précautions était passé. Aux innocens les innocentes mesures ; à ceux dont le tort est manifeste,