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mandaient des ménagemens extrêmes. Pour l’accomplir, il fallait beaucoup de temps, des intervalles de repos suivis d’efforts prodigieux, une puissance dictatoriale, et, jusqu’à la dernière crise de son achèvement, une dissimulation profonde. De là, pour l’empereur Napoléon, un rôle double où l’audace des pensées et des actions était forcée de s’envelopper de mystères et de dénégations, rôle que d’ailleurs ne repoussait point son caractère à la fois énergique et dissimulé. Ainsi, nous le voyons, à Tilsitt, d’une main poser les fondemens de la nouvelle Pologne, et de l’autre, s’unir à cet empire de Russie auquel, tôt ou tard, il faudra bien qu’il arrache le fruit du triple partage ; il croit avoir assez fait dans ce premier effort : le germe est créé ; c’est au temps et aux évènemens à le développer. Pour le moment, l’alliance de la Russie suffit aux exigences de sa politique : il la contracte de bonne foi, avec la résolution d’y rester fidèle tant que la défection de son allié ou la violence des évènemens ne l’auront point détruite. Bientôt une nouvelle guerre s’allume en Allemagne. Cette guerre révèle la fragilité de l’ouvrage de Tilsitt ; mécontent de son allié, Napoléon se regarde comme dégagé des promesses qu’il lui a faites à Tilsitt et à Erfurth touchant la Pologne. L’état dont il a jeté les bases en 1807, il l’agrandit en 1809 ; le duché polonais s’accroît de deux millions d’ames ; l’édifice s’élève ; déjà ses grandes proportions se dessinent, mais il n’est point terminé, et le moment de la crise dernière n’est point venu. À Vienne comme à Tilsitt il veut s’arrêter ; il espère que de sa main puissante il pourra diriger encore cette grande question de la Pologne, la tenir à l’écart, et en ajourner dans un vague avenir la solution : il ne voit pour le moment qu’un but, abattre l’Angleterre. Maintenant que presque tous les états du continent lui sont soumis ou alliés, il va mettre à une dernière épreuve l’obéissance des uns, le dévouement des autres, pour que tous concourent, par un effort immense, à réduire sa grande ennemie maritime. Dans cette lutte décisive, le premier rôle, après le sien, appartient de droit à l’empereur Alexandre. Son alliance lui est plus que jamais nécessaire : il s’agit d’une partie définitive qu’il ne peut gagner s’il n’obtient de son allié un concours absolu et sans réserve.

Cependant sa pénétration est trop grande, il sait trop la portée de ses actes pour se dissimuler l’effet irritant qu’a dû produire à Saint-Pétersbourg le dernier traité de Vienne. En présence d’une révolution aussi profonde dans toute l’économie du système qui avait été fondé à Tilsitt, quelle attitude va prendre l’empereur Alexandre ? quelle sera la mesure de son dépit ? où s’arrêtera la limite de son opposition au nouvel ordre de choses ? Voilà ce qui préoccupe vivement l’esprit de l’empereur après la paix de Vienne.

Du reste, il compte sur le prestige de sa force, sur le caractère facile d’Alexandre, sur l’ascendant moral qu’à Tilsitt et à Erfurth il a exercé sur lui, et qu’il espère avoir conservé ; les premiers mouvemens d’irritation calmés, il se flatte de le ramener à lui à force d’empressemens et d’égards. Tous ses efforts vont tendre désormais à ranimer sa confiance et à le rassurer sur le sort de ses provinces polonaises. Aussitôt après la signature du traité du 14 octobre,