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attacher, sans se compromettre, et de les tenir en réserve, sous sa main, pour les évènemens de l’avenir. Il tint, du reste, à la Porte un langage net et franc. Il lui avoua qu’il avait autorisé l’empereur Alexandre, par la convention d’Erfurth, à conquérir la Moldavie et la Valachie, qu’ainsi, il n’avait plus d’influence personnelle à exercer sur le sort de ces deux provinces ; qu’il fallait donc qu’elle redoublât d’énergie et d’efforts, ne pouvant plus compter, pour les recouvrer, que sur elle-même ; puis, en même temps, il lui promit de la garantir contre toutes prétentions de la Russie qui sortiraient de la limite de ces concessions, telles que de prendre position sur la rive droite ou aux embouchures du Danube, de demander pour frontière l’ancien lit du fleuve, ce qui entraînerait, de la part de la Turquie, la cession d’un territoire considérable et des deux rives du Danube, ou bien enfin de réclamer l’indépendance de la Servie, toutes conditions que le général Kamenskoi avait voulu imposer à la Porte après la bataille de Batin, et dont la convention d’Erfurth n’avait pas dit un mot. Nos ambassadeurs à Saint-Pétersbourg et à Vienne eurent ordre de faire cette déclaration, le premier à la Russie pour la contenir, le second à l’Autriche pour la rassurer.

C’était là une décision d’une grande importance qui révélait à quel point la France avait dévié des principes de l’alliance de Tilsitt. Le principe fondamental de cette alliance avait été que les deux empires devaient s’équilibrer mutuellement et marcher d’un pas égal. Certes, la Russie eût été dans son droit en exigeant des compensations au développement énorme qu’avait récemment acquis la puissance de Napoléon, et ces compensations, où pouvait-elle les prendre, si ce n’est en Orient ? Si les deux empereurs avaient resserré leur alliance politique par une alliance de famille, peut-être Napoléon eût-il toléré, dans son allié, des élans d’ambition que ne légitimaient que trop ses dernières conquêtes. Mais le temps des concessions était passé. L’alliance avec la maison d’Autriche avait tout changé.

La cour de Vienne et la Porte reçurent avec satisfaction ces premiers témoignages d’amitié et de protection que venait de leur donner la France. Ce n’était point là encore cette alliance désirée par elles avec tant d’ardeur ; mais ils en étaient le prélude. Le point essentiel pour l’Autriche surtout c’était qu’elle réussît à inspirer assez de confiance à l’empereur Napoléon pour qu’il se décidât à transporter son point d’appui de Saint-Pétersbourg où l’avaient placé les traités de Tilsitt, à Vienne, et qu’elle devînt son principal allié de fait, en attendant qu’elle pût l’être officiellement.

Quant à la cour de Saint-Pétersbourg, elle accueillit notre déclaration avec une indifférence affectée. Elle ne fit entendre aucune plainte : elle promit de ne point sortir des stipulations de la convention d’Erfurth ; mais, au fond, elle en conçut un amer déplaisir ; elle vit bien que c’en était fait de notre alliance, et que l’Autriche l’avait tout-à-fait remplacée dans nos affections.