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d’un régime de douanes. C’était là une situation déterminée si impérieusement par la nature des choses, que, jusqu’aux derniers mois de l’année 1810, l’empereur Napoléon l’avait admise et respectée. Mais le moment vint enfin où, appuyé sur sa force prodigieuse, ne gardant plus de mesures, il résolut d’arracher à la Russie une décision qui devait lui livrer son ennemie. Après avoir successivement chassé le commerce anglais de la Hollande, des villes anséatiques, de l’Oldenbourg, de la Prusse, de la Poméranie, de la Suède enfin, il l’avait traqué, pour ainsi dire, au fond de la Baltique. Ses produits n’avaient plus qu’une seule issue pour pénétrer par le Nord sur les marchés du continent, c’était la Russie. Que l’empereur Alexandre consentît à la frapper à son tour, en interdisant à tous les neutres les ports de ses états, et il ne restait plus à l’Angleterre qu’à nous demander merci. Le 10 octobre 1810, le duc de Bassano écrit au duc de Vicence : « Pressez l’empereur Alexandre de confisquer ces navires prétendus neutres et de fait anglais qui vont aborder dans ses ports ; qu’il donne à l’Angleterre ce coup de grâce, et elle est perdue, et la paix si désirée est conquise. Ils sont chargés de denrées coloniales ; cela seul doit être un titre de condamnation, toutes denrées coloniales se trouvant aujourd’hui, par la force des choses, marchandises anglaises, sous quelque pavillon qu’elles arrivent. Si la Russie les saisit, elle termine d’un seul coup la guerre, sinon elle l’éternise. »

Ainsi, l’empereur Alexandre tient dans ses mains les destinées de l’Angleterre, et avec elles l’avenir du monde. Jamais peut-être souverain ne fut appelé à prendre une décision aussi solennelle, d’une aussi vaste portée. Voici dans quels termes il répondit au duc de Vicence. Après avoir déclaré qu’il était aujourd’hui, comme après le traité de Tilsitt (8 novembre), l’implacable ennemi des Anglais, et que tout bâtiment qui ne pouvait fournir pour sa cargaison des certificats d’origine véritablement neutre était confisqué, il ajouta : « Mais je ne veux point confondre les innocens avec les coupables, je ne puis ni ne veux me faire un habit à votre taille. Vous dites que toute cargaison de bâtiment neutre est nécessairement de denrée anglaise ; mais personne ne sait ce que produisent de sucre et de coton les États-Unis. Saisir tous les bâtimens neutres, ce serait nuire et déclarer la guerre à des puissances amies. Enfin, si la Russie n’a pas de colonies, ce n’est pas une raison pour qu’elle se passe de denrées coloniales ; et si elle ne les reçoit point des neutres, qui lui en apportera ? Rien, continua-t-il, dans les traités, ne stipule ce que vous me demandez aujourd’hui ; je resterai l’ennemi inébranlable des Anglais, mais je suis non moins fermement résolu de ne pas aller au-delà de ce but. »

Ces paroles étaient bien graves ; elles allaient avoir un immense retentissement à Londres et à Paris, à Londres pour y fortifier les courages, à Paris pour y exciter la colère et la vengeance. Mieux que personne en Europe, Alexandre savait que tous ces navires américains qui abordaient dans ses ports étaient chargés de marchandises anglaises : s’il avait voulu rester fidèle à la lettre et à l’esprit du système continental, il leur eût interdit l’entrée de