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masses hors de cause et réduisit ses moyens d’action à des forces purement matérielles. Il transporta le peuple, des clubs et de la place publique, sur les champs de bataille du continent ; et, pour l’occuper, il lui livra l’Europe, non plus à révolutionner, mais à conquérir. La lutte des principes cessa pour faire place à une guerre d’ambition purement territoriale. À la place de l’amour de la liberté et de l’égalité, qui avait fait faire de si grandes choses, il mit dans les ames celui de l’ambition personnelle, qui lui a donné des armées admirables de discipline et de dévouement, des fonctionnaires zélés et intelligens, mais qui a fini par briser le ressort moral du pays et par l’isoler lui-même de la nation. À l’alliance des peuples contre les trônes, il substitua le système des alliances. La politique fédérative, telle que l’avaient pratiquée Richelieu et Louis XIV, succéda à la politique de propagande du directoire. Napoléon n’admit plus en Europe que des gouvernemens amis ou ennemis. Les premiers, il les récompensa magnifiquement : il leur livra les dépouilles des vaincus et fit de leurs princes, la plupart ducs ou simples électeurs, de puissans rois. Ses ennemis, il les traita sans pitié, ici morcelant leurs territoires, les ruinant par ses exigences, les réduisant à la condition de vassaux ; là portant la main jusque sur les trônes, découronnant de vieilles dynasties et leur substituant ses frères.

C’est ainsi que, sous sa puissante action, tout l’ancien édifice européen s’écroula, et que sur ses débris s’en éleva un autre construit avec des élémens tout nouveaux. En 1812, il avait achevé une partie de son œuvre. L’Italie, l’Allemagne, la Suisse, faisaient partie intégrante de sa politique fédérative. Il lui restait maintenant à organiser le Nord. La Russie, telle que l’avait faite Catherine II, occupait dans cette partie de l’Europe une place trop prépondérante pour entrer comme élément docile et passif dans son système, et dès-lors elle lui faisait obstacle. C’étaient deux forces nécessairement hostiles : il fallait que l’une des deux détruisît l’autre ou qu’elle en fût détruite. Si le premier but de la guerre était de forcer la Russie à rentrer dans le système continental, son but définitif et capital, quel que fut le moment où il serait atteint, devait être de rejeter cet empire dans ses anciennes limites et de rétablir la Pologne. Défendu par une armée nationale de deux cent mille hommes et au besoin par nos propres forces, appuyé sur la Turquie et la Suède remises elles-mêmes en possession de tout ce que leur avait enlevé la Russie depuis cent ans, cet ancien royaume deviendrait la base de notre puissance fédérative dans le Nord. Nous devant son existence, enchaîné à nos destinées, il serait entre nos mains un levier redoutable avec lequel nous parviendrions à maîtriser tous nos ennemis. La civilisation occidentale n’aurait plus à redouter les invasions de la barbarie moscovite. Le boulevard que l’ambitieuse Catherine avait renversé, se trouverait relevé : cette fois du moins, nos armes allaient servir la cause d’un noble peuple, dont les malheurs avaient remué les sympathies du monde entier, et cette gloire valait bien celle de faire ou défaire des rois et de reculer les limites d’un empire déjà trop vaste.