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fait le sacrifice de ce don d’amour à la Bianchina ! Telle était la chronique de famille qu’on se répétait à voix basse à Padoue, dans la petite maison de ser Orio.

Satisfait du succès de sa première entreprise, notre héros songea à tenter la seconde. Il s’agissait de faire un sonnet pour sa belle inconnue. Comme l’étrange comédie qu’il avait jouée l’avait ému malgré lui, il commença par écrire rapidement quelques vers où respirait une certaine verve. L’espérance, l’amour, le mystère, toutes les expressions passionnées ordinaires aux poètes, se présentaient en foule à son esprit. Mais, pensa-t-il, ma marraine m’a dit que j’avais affaire à l’une des plus nobles et des plus belles dames de Venise ; il me faut donc garder un ton convenable et l’aborder avec plus de respect.

Il effaça ce qu’il avait écrit, et, passant d’un extrême à l’autre, il rassembla quelques rimes sonores, auxquelles il s’efforça d’adapter, non sans peine, des pensées semblables à sa dame, c’est-à-dire les plus belles et les plus nobles qu’il put trouver. À l’espérance trop hardie, il substitua le doute craintif ; au lieu de mystère et d’amour, il parla de respect et de reconnaissance. Ne pouvant célébrer les attraits d’une femme qu’il n’avait jamais vue, il se servit, le plus délicatement possible, de quelques termes vagues qui pouvaient s’appliquer à tous les visages. Bref, après deux heures de réflexions et de travail, il avait fait douze vers passables, fort harmonieux, et très insignifians.

Il les mit au net sur une belle feuille de parchemin, et dessina, sur les marges, des oiseaux et des fleurs qu’il coloria soigneusement. Mais dès que son ouvrage fut achevé, il n’eut pas plus tôt relu ses vers qu’il les jeta par sa fenêtre, dans le canal qui passait près de sa maison. Que fais-je donc ? se demanda-t-il ; à quoi bon poursuivre cette aventure si ma conscience ne parle pas ?

Il prit sa mandoline et se promena de long en large dans sa chambre, en chantant et en s’accompagnant sur un vieil air composé pour un sonnet de Pétrarque. Au bout d’un quart d’heure, il s’arrêta ; son cœur battait. Il ne songeait plus ni aux convenances, ni à l’effet qu’il pourrait produire. La bourse qu’il avait arrachée à la Bianchina, et qu’il venait de rapporter comme une conquête, était sur sa table. Il la regarda :

« La femme qui a fait cela pour moi, se dit-il, doit m’aimer et savoir aimer. Un pareil travail est long et difficile ; ces fils légers, ces vives couleurs, demandent du temps, et en travaillant elle pensait à moi. Dans le peu de mots qui accompagnaient cette bourse, il y avait