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rement pour eux à cette heure ; les brouillards s’élevaient peu à peu ; le soleil parut ; quelques pêcheurs secouèrent leurs manteaux et se mirent à nettoyer leurs barques ; l’un d’eux entonna, d’une voix claire et pure, un couplet d’un air national ; du fond d’un bâtiment de commerce, une voix de basse lui répondit ; une autre, plus éloignée, se joignit au refrain du second couplet ; bientôt le chœur fut organisé, chacun faisait sa partie tout en travaillant, et une belle chanson matinale salua la clarté du jour.

La maison de Pippo était située sur le quai des Esclavons, non loin du palais Nani, à l’angle d’un petit canal ; en cet instant, au fond de ce canal obscur, brilla la scie d’une gondole. Un seul barcarol était sur la poupe, mais le frêle bateau fendait l’onde avec la rapidité d’une flèche, et semblait glisser sur l’épais miroir où sa rame plate s’enfonçait en cadence. Au moment de passer sous le pont qui sépare le canal de la grande lagune, la gondole s’arrêta. Une femme masquée, d’une taille noble et svelte, en sortit, et se dirigea vers le quai. Pippo descendit aussitôt et s’avança vers elle. — Est-ce vous ? lui dit-il à voix basse. Pour toute réponse, elle prit sa main qu’il lui présentait et le suivit. Aucun domestique n’était encore levé dans la maison ; sans dire un seul mot, ils traversèrent, sur la pointe du pied, la galerie inférieure où dormait le portier. Arrivée dans l’appartement du jeune homme, la dame s’assit sur un sofa et resta d’abord quelque temps pensive. Elle ôta ensuite son masque. Pippo reconnut alors que la signora Dorothée ne l’avait pas trompé, et qu’il avait, en effet, devant lui, une des plus belles femmes de Venise, et l’héritière de deux nobles familles, Béatrice Lorédano, veuve du procurateur Donato.

V.

Il est impossible de rendre par des paroles la beauté des premiers regards que Béatrice jeta autour d’elle lorsqu’elle eut découvert son visage. Bien qu’elle fût veuve depuis dix-huit mois, elle n’avait encore que vingt-quatre ans, et quoique la démarche qu’elle venait de faire ait pu paraître hardie au lecteur, c’était la première fois de sa vie qu’elle en faisait une semblable, car il est certain que jusque-là elle n’avait eu d’amour que pour son mari. Aussi cette démarche l’avait-elle troublée à tel point que, pour n’y pas renoncer en route, il lui avait fallu réunir toutes ses forces, et ses yeux étaient à la fois pleins d’amour, de confusion et de courage.