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LE FILS DU TITIEN.

si tu as une signature. Mais jusque-là ne t’avise plus de prendre celle qui m’appartient, sinon je te jette dans le canal, afin de te baptiser une fois pour toutes !

Pippo sortit de l’église sur ces mots. Dès que la foule avait entendu son nom, elle s’était aussitôt calmée ; elle s’écarta pour lui ouvrir un passage, et le suivit avec curiosité. Il s’en fut à la petite maison, où il trouva Béatrice qui l’attendait. Sans perdre de temps à lui raconter son aventure, il prit sa palette, et, encore ému de colère, il se mit à travailler au portrait.

En moins d’une heure il l’acheva. Il y fit en même temps de grands changemens ; il retrancha d’abord plusieurs détails trop minutieux ; il disposa plus librement les draperies, retoucha le fond et les accessoires, qui sont des parties très importantes dans la peinture vénitienne. Il en vint ensuite à la bouche et aux yeux, et il réussit, en quelques coups de pinceau, à leur donner une expression parfaite. Le regard était doux et fier ; les lèvres, au-dessus desquelles paraissait un léger duvet, étaient entr’ouvertes ; les dents brillaient comme des perles, et la parole semblait prête à sortir.

— Tu ne te nommeras pas Vénus couronnée, dit-il quand tout fut fini, mais Vénus amoureuse.

On devine la joie de Béatrice ; pendant que Pippo travaillait, elle avait à peine osé respirer ; elle l’embrassa et le remercia cent fois, et lui dit qu’à l’avenir elle ne voulait plus l’appeler Tizianello, mais Titien. Pendant le reste de la journée, elle ne parla que des beautés sans nombre, qu’elle découvrait à chaque instant dans son portrait ; non-seulement elle regrettait qu’il ne pût être exposé, mais elle était près de demander qu’il le fût. La soirée se passa à la Quintavalle, et jamais les deux amans n’avaient été plus gais ni plus heureux. Pippo montrait lui-même une joie d’enfant, et ce ne fut que le plus tard possible, après mille protestations d’amour, que Béatrice se décida à se séparer de lui pour quelques heures.

Elle ne dormit pas de la nuit ; les plus rians projets, les plus douces espérances l’agitèrent. Elle voyait déjà ses rêves réalisés, son amant vanté et envié par toute l’Italie, et Venise lui devant une gloire nouvelle. Le lendemain elle se rendit, comme d’ordinaire, la première au rendez-vous, et elle commença, en attendant Pippo, par regarder son cher portrait. Le fond de ce portrait était un paysage, et il y avait sur le premier plan une roche. Sur cette roche, Béatrice aperçut quelques lignes tracées avec du cinabre. Elle se pencha avec inquiétude