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REVUE DES DEUX MONDES.

homme[1] qui avait longuement disserté sur la philosophie de l’art, sur le beau, et qui se plaçait à la tête des juges de l’époque ; je vais parler du Naufrage de la Méduse.

« Ce n’est pas assez que de savoir composer un sujet ; ce n’est pas assez que d’en distribuer les masses, que d’en dessiner habilement les figures, que d’en varier les expressions ; ce ne serait pas même assez que de s’y montrer savant coloriste : avant tout, il faut savoir le choisir. Or, je vous le demande, une vingtaine de malheureux abandonnés sur un radeau, où leur destinée devient le triste jouet de la faim, d’un ciel inclément et d’une discorde plus rigoureuse encore, est-elle bien faite pour offrir au pinceau l’occasion d’exercer son talent ?… Le moment saisi par l’artiste est précisément celui qu’il fallait éviter. Il s’est décidé à représenter le radeau des naufragés de la Méduse après leur triste abandon dans des mers désertes, tandis qu’il avait le choix de nous les retracer ou quand la hache fatale tranche les câbles qui les retiennent encore attachés à la chaloupe de la frégate française, ou quand l’équipage d’un brick anglais vient à recueillir leur infortune… Il eût pu varier mieux les expressions de ses personnages ; les marins du brick qu’il eût mêlés à ceux du radeau lui eussent fourni des contrastes et des oppositions toujours précieux dans les tableaux de ce genre. »

Voilà comme on entendait la théorie du beau et la critique philosophique en 1819 ; en revanche, le même écrivain, qui faisait si intrépidement la leçon à Géricault, portait aux nues le tableau de l’Amour et Psyché, cette froide et gracieuse enluminure de Picot, et la Galathée de Girodet. « Je m’arrête, s’écriait-il après plusieurs pages d’éloges dithyrambiques, Girodet a transporté le marbre sur la toile ; d’un même coup il a dompté deux élémens rebelles, et je ne suis pas Rousseau pour reproduire de tels prestiges ! »

Le déchaînement fut tel que Géricault était quelque peu découragé quand sa toile revint du Musée dans son atelier. Il persista cependant, il continua ses fortes études. Il rêvait un tableau colossal de la retraite de Russie, qui eût été un chef-d’œuvre dans le genre terrible, s’il eût tenu les promesses de la Méduse ; mais la mort l’arrêta à son début, avant qu’il eût pris la place dont il était digne.

À la mort de Géricault, la révolution dans les arts n’était pas encore accomplie. Comme ses héritiers ne trouvaient pas d’acheteur pour le tableau de la Méduse, on fut sur le point de mettre la toile en pièces et de la vendre par morceaux. On doit la conservation de la Méduse au goût éclairé d’hommes d’autant plus dignes d’éloges qu’ils eurent peut-être quelques répugnances à vaincre pour engager le gouvernement d’alors à en faire l’acquisition.

Il n’est pas facile de dire jusqu’où fût allé Géricault s’il eût vécu ; mais il est hors de doute qu’il n’y avait qu’un homme de génie qui pût faire le tableau de la Méduse en 1819, un homme qui, à un certain tempérament de verve et d’enthousiasme, joignît la volonté, chose plus rare qu’on ne pense,

  1. M. de Kératry.