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SALON DE 1838.

et qui seule pourtant fait les hommes supérieurs. L’enthousiasme sans la volonté, c’est le feu sans aliment. On a dit : le génie, c’est de la patience ; patience est sans doute là synonyme de volonté. Le talent et la volonté font presque un homme de génie ; le génie et la volonté produisent ces hommes rares qui donnent leur nom à leur siècle, les Vinci, les Raphaël, les Michel-Ange, les Corneille, les Milton. Géricault avait plus que de l’enthousiasme, il avait la science et la volonté. N’eût-il eu que de l’enthousiasme, à l’époque où il parut, c’eût été déjà quelque chose. L’enthousiasme sans la science et la volonté jette dans le faux et l’extravagant ; mais, à tout prendre, je préfère le style extravagant au style plat.

Géricault avait, en outre, le rare mérite d’être vraiment l’homme de son siècle. Il sentait le beau antique, mais il croyait aussi au beau moderne, et ce beau il le cherchait ailleurs que dans des monumens ; il le cherchait autour de lui, dans ce monde qui l’entourait et au milieu duquel la nature avait voulu qu’il vécût. Géricault aimait de passion tout ce qui était grand, tout ce qui était beau, tout ce qui était nouveau ; il eût fait un voyage pour voir un beau cheval et le dessiner. Supérieur en cela aux peintres de l’empire, il avait su comprendre la grandeur et la beauté du soldat moderne. Son cuirassier colossal et son hussard en sont la preuve ; c’est le réel poétisé autant qu’il peut l’être. On a dit que Géricault avait étudié sous Gros, qu’il avait profité de ses leçons, mais qu’il n’eût jamais surpassé son maître. C’eût été déjà quelque chose d’égaler Gros, qui n’eut que le seul tort de se soumettre trop aveuglément aux décisions de juges incapables, aux caprices d’une opinion passagère ; mais nous croyons que, précisément parce qu’il avait vu Gros, Géricault l’eût surpassé : Géricault, lui, ne se laissait guère influencer et n’avait aucune de ces complaisances d’ami qui perdent les plus beaux génies en les empêchant d’être eux. Géricault, en un mot, avait plus que la science, il avait la volonté énergique.

Nous avons dit que Géricault croyait au beau moderne, et qu’il l’eût peut être trouvé. D’habiles praticiens, nous le savons, désespérant sans doute d’atteindre à ce beau moderne, ont jugé plus simple de le déclarer impossible ; il n’existe, disent-ils, qu’une seule espèce de beau, qui n’est ni moderne ni ancien, et qui, depuis long-temps, a été trouvé : c’est ce beau qu’il faut continuer, s’il se peut, et non dénaturer par de folles et impuissantes tentatives.

Est-il vrai que l’art ait dit son dernier mot il y a deux mille ans et plus, dans ce petit pays montagneux appelé la Grèce ? Autant vaudrait dire que l’espèce humaine a dégénéré depuis deux mille ans ; que ce que l’homme a fait autrefois, l’homme ne peut plus le faire aujourd’hui.

On a long-temps disputé du beau. Les uns l’ont vu dans telles ou telles formes, et l’ont proclamé variable ; les autres ne l’ont vu que dans une certaine forme déjà trouvée, et l’ont déclaré immuable ; quelques-uns, fatigués de ces contradictions et du vide de ces disputes, ont mis en doute son existence ; les derniers arrivans, qui se sont cru le plus sages, ont voulu accorder les opinions contraires, et ont dit : « Le beau est immuable, le goût seul est mobile. »