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REVUE DES DEUX MONDES.

Cet axiome, énoncé d’une manière si positive, a tout l’air d’une vérité, et n’en est pourtant pas une. Sans nous enfoncer dans une ténébreuse métaphysique, essayons brièvement de dégager le vrai du faux.

Sans doute le goût est mobile, parce que le goût c’est le jugement de l’homme ; mais est-il vrai que le beau soit immuable ? Avant de proclamer le beau immuable, ne faudrait-il pas chercher d’abord ce que c’est que le beau et ce qu’on en sait, de même qu’avant de proclamer la vérité une, absolue, il est nécessaire de bien s’entendre sur ce que c’est que la vérité ? Le beau, comme le vrai, c’est un monde nouveau à explorer : l’homme vient à peine d’y poser le pied, et sa vue est bien courte. Le vrai est un, absolu ; le beau est immuable. Mais pourquoi le mensonge de la veille devient-il la vérité du lendemain ? pourquoi l’homme brise-t-il aujourd’hui la forme qu’hier il adorait comme parfaite ? C’est que l’erreur le conduit au doute, et le doute au vrai ; c’est qu’il n’arrive au bien et à la perfection qu’après une longue série d’essais ; au milieu de ces hésitations et de ces tâtonnemens, sa marche est lente, ses progrès sont peu sensibles. Aussi croyons-nous que ce beau qu’on prétend immuable, et qui, pour l’être, devrait d’abord être complet, n’est encore qu’une très faible partie d’un tout, à laquelle nous aurions grand tort de nous tenir, et que nous ne pouvons regarder comme complète.

Le beau antique, c’est ce beau qui réside dans l’extrême pureté du contour, dans la perfection, conventionnelle ou non, de la forme, dans l’accord rigoureux des proportions : Ce beau calme et précis, que peut si facilement détruire le mouvement, convient surtout à la statuaire ; mais ce n’est qu’une partie du beau. Le beau ne réside pas seulement dans la perfection de la forme, du contour ou des proportions ; il réside aussi dans l’expression, dans le mouvement, dans les attitudes, dans l’ensemble de la vie. En admettant que la beauté de la forme soit immuable, et que, pour les belles proportions, on doive s’en tenir aux statues antiques, à l’Apollon, au Méléagre, à la Vénus, ne doit-on pas, pour cette partie du beau, qu’on pourrait appeler beauté d’expression, beau expressif, ne doit-on pas laisser plus de latitude au génie ? ce beau expressif n’est-il pas mobile comme les goûts, comme les sentimens, comme la pensée de l’homme ?

La beauté du Moïse, de Michel-Ange, est autre que celle du Jupiter ; celle du Jésus, de Léonard de Vinci, autre que celle du Bacchus ou de l’Apollon ; celle des Vierges, de Raphaël, autre que celle de la Vénus ; celle de saint Jérôme agonisant, du Dominiquin, autre que celle du Laocoon. Si Michel Ange, Léonard de Vinci, Raphaël et le Dominiquin ont découvert les premiers ce beau expressif moderne, qui nous dit qu’ils aient atteint les dernières limites de l’art ? Un nouveau culte leur a fait trouver un nouveau genre de beauté, dont les artistes grecs ou romains ne pouvaient même avoir le pressentiment ; de nouvelles révolutions dans la pensée de l’homme, dans sa situation politique, dans ses croyances, ne conduiraient-elles pas à de nouveaux résultats, ne feraient-elles pas trouver un autre côté du beau, inconnu aux artistes chrétiens, et que nous non plus nous ne pouvons encore pressentir ?