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mêmes étendards, se servaient des mêmes mots de ralliement, s’escrimaient avec les mêmes ames. M. Victor Hugo marchait au premier rang des croisés littéraires, comme M. Eugène Delacroix au premier rang des artistes. M. Hugo et M. Delacroix, commençant le mouvement, se croyaient obligés de parler plus haut qu’ils ne l’eussent peut-être voulu, de prêcher en quelque sorte. Pour être mieux entendus et mieux compris de la foule, les réformateurs doivent outrer leur pensée, grossir leur voix, et dépasser le but pour l’atteindre. Quand ils ont fait de nombreuses conversions et qu’ils sont assurés des sympathies de la jeunesse, qui fait la force, ils redeviennent vrais et naturels, ils ménagent leurs poumons, et ils se font entendre à demi-mot. Ils préfèrent la nouveauté simple et belle de sa simplicité à la nouveauté outrée, maniérée, bizarre.

Quoi qu’il en soit, il y avait analogie entre les deux novateurs, M. Hugo et M. Delacroix ; tous deux étaient prodigues de couleurs vives et tranchantes, et possédaient si bien la science des grands coloristes, qu’ils étaient tout-à-fait disposés à sacrifier le fond à l’enveloppe, la pensée à l’expression. Le peintre néanmoins avait plus d’étendue d’esprit que le poète. Il était plus rationnel dans les sacrifices qu’il faisait à la couleur, la couleur étant une des parties constitutives de son art, tandis qu’elle n’est qu’un des accessoires de la poésie. Il y avait aussi plus de pensée sur la toile du peintre que dans les pages de l’écrivain. Le peintre, comme le poète, témoignait peut-être un dédain trop marqué pour la vérité simple, toute nue, et pour la perfection du contour. Ce fut là sans doute une des nécessités attachées à leur titre de révolutionnaires. L’horreur du beau vulgaire et de la correction froide les poussait aux excès contraires. Nous ne sommes pas de ceux qui croient que le génie doit s’envelopper de nuages ; et qui regardent l’obscurité comme un indice de supériorité. Nous reprocherons donc aux deux novateurs leur manque de clarté dans la pensée, leur manque de netteté dans l’expression. Ces défauts proviennent, chez l’un et chez l’autre, de la multiplicité des détails et de la trop grande importance attachée au métier. Tous deux sont en effet prodigues d’accessoires, encore par esprit de réaction contre la stérilité de leurs devanciers ; malheureusement les accessoires trop nombreux morcellent l’intérêt et font papillotter l’idée, loin de la développer ou de la fortifier. Si M. Hugo veut chanter Canaris, il débute par une longue énumération de pavillons de diverses nations. M. Delacroix peignant Sardanapale entasse sur le premier plan de son tableau des monceaux de vases, d’aiguières, de cassolettes, de têtes d’éléphans. L’œil et l’esprit s’occupent de la rare perfection avec laquelle ces objets sont décrits ou peints, et oublient le sujet principal du poème ou du tableau, dont ils sont trop long-temps distraits. Quant à la manière dont M. Hugo et M. Delacroix emploient la couleur, elle a aussi beaucoup d’analogie, sans être identiquement semblable. Il y a chez l’un et chez l’autre la même recherche et la même puissance d’effet, le même dédain du fini, le même laisser-aller de la touche ; M. Hugo empâte ses vers, comme M. Delacroix ses tableaux. On voit trop la plume chez l’un, la brosse chez l’autre.